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"Enseignement explicite / enseignement implicite, le sens des mots" (M. Delord s'adresse à C. Villani)

Paru dans Scolaire le mercredi 08 novembre 2017.

Michel Delord, ancien professeur de mathématiques et pédagogue (quoique souvent considéré comme un "anti-pédagogue") nous a transmis cette tribune adressée à Cédric Villani et Charles Torossian, chargés par le ministre de l'Education nationale d'une mission de réflexion sur l'enseignement des mathématiques. Cette première partie pose plus généralement le problème, qui vaut aussi, estime l'auteur, pour l'enseignement de la grammaire, de l'opposition entre "enseignement explicite" et "enseignement implicite", et celui de la possibilité de transposer dans le domaine scolaire les acquis de la recherche scientifique.

Peut-on enseigner dans les classes du primaire – et encore plus dans ses petites classes –, des notions inspirées de concepts issus de disciplines universitaires comme l’axiomatique et la linguistique ? C’est la grande question qui se pose de manière récurrente depuis les années 60/70 et encore de nos jours comme le montre le débat actuel sur le prédicat. La première réponse apportée dans ce court texte est que, comme la question est mal posée, les réponses sont aberrantes. La deuxième réponse est que, si, au lieu de parler d’enseignement en général, on distingue enseignement implicite et enseignement explicite, on peut commencer à avoir des réponses "qui se tiennent". Mais dans ces tentatives de rationalisation, indispensables mais difficiles à doser, il faut toujours garder en tête la méthode intuitive chère à Ferdinand Buisson qui est mise en défaut lorsque l’enseignant fait un raisonnement qui lui semble logique mais qui ne l’est pas pour l’élève.

I) Problématique

Le GRIP* a récemmenti rappelé l’existence d’un de mes textes écrit en 2010 intitulé "A propos de la méthode intuitive de Ferdinand Buisson : Intuitif versus Rationnel / Enseignement implicite versus Enseignement explicite", texte qui me semble toujours à lire même s’il demanderait quelques mises à jour. Il existe un courant pédagogique qui, selon ces termes, se réclame de "(la) pédagogie explicite" opposée en général au constructivisme. On pouvait déduire de mon article de 2010 – mais ce n’est pas fait explicitement bien que ce soit parfaitement logique – que, si l’on emploie le mot explicite dans le sens fondamental que lui donnent les dictionnaires, les partisans de "l’enseignement explicite", lorsqu’ils appliquent leur pédagogie sont bien obligés de faire … de l’ enseignement implicite même s’ils ne le savent –explicitement ?– pas. On va essayer non pas de résoudre ce paradoxe ce qui serait trop ambitieux mais en donner quelques éléments d’analyse, à savoir :

- si son origine est simplement liée au fait que les partisans des pédagogies explicites ont mal choisi une manière de désigner ce qu’ils font (cela ne serait pas très habile surtout pour des partisans de l’explicite mais relativement "bénin")

- s’il y a plutôt un véritable antagonisme entre la pratique de l’enseignement explicite tel que ses partisans le définissent et l’enseignement implicite tel que je le définis.

Je ne vais pas reprendre l’ensemble du texte de 2010 mais préciser simplement ce que veut dire – si les mots ont un sens – l’opposition enseignement implicite/enseignement explicite sur l’exemple du début de l’enseignement du français et du calcul, que ce soit en lien direct avec les thèses des partisans de "l’enseignement explicite" ou non.

En fait j’avais introduit ces deux notions pour régler un autre problème, beaucoup plus fondamental que celui de l’opposition entre les deux méthodes pédagogiques dites enseignement explicite et enseignement constructiviste, puisqu’il a trait aux contenus d’enseignement et aux progressions. La grande question qui se pose en effet depuis les années 60/70 est la suivante : peut-on enseigner dans les classes du primaire, et en particulier dans les petites classes, des notions qui sont inspirées de concepts venant de niveaux supérieurs et en particulier du niveau universitaire ? Autrement dit peut-on pratiquer un certain "transfert" de concepts provenant de la linguistique et de l’axiomatique vers le niveau primaire ?

La réponse était

- oui pour certains. "On enseigne l’axiomatique en primaire", c’est le cas de l’APMEP** qui dans la charte de Chambéry de janvier 68, charte des maths modernes, affirme

i) que l’enseignement des mathématiques doit être réformé "de la maternelle aux facultés"

ii) "qu’il conviendrait mieux d’appeler la conception constructive, axiomatique, structurelle des mathématiques ce qu’on appelle un peu vite la mathématique moderne"

On a donc bien la recommandation d’un enseignement axiomatique et structurel pour la maternelle et le CP.

Ce même changement de contenu de l’enseignement en primaire est également décrit sous une forme plus discrète : on dit alors que l’on fait maintenant des mathématiques à l’école primaire alors que, avant 70, on faisait – beurk - de l’arithmétique. Et l’on continue dans la même direction car en consultant les textes officiels des programmes, on apprend que l’on fait des mathématiques en CP et qu’il y a dans les énoncés des programmes de CP et CE, 111 références au mot mathématiques. Et on se moque encore des problèmes d’arithmétiques dédaignés sous le nom de "problèmes de robinets qui fuient et de baignoires qui s’évaporent".

- non pour d’autres. "On n’enseigne pas la linguistique en primaire." Le problème est que ces mêmes enseignants le faisaient sans s’en rendre compte, et que le caractère contradictoire de leurs argumentations contribuait à laisser le champ libre à ceux qui contestaient l’enseignement explicite en primaire de la grammaire comprise comme un système.

- enfin certains analystes de plus en plus nombreux pensaient qu’en utilisant l’élixir du docteur Chevallard***, on pouvait transposer didactiquement une notion prise dans le supérieur pour en faire un produit non toxique pour les élèves de CP.

Les trois réponses sont fausses, les deux premières parce qu’y sont confondues sous le terme "enseigner" deux activités différentes ; si toutefois on dédouble le sens du mot enseigner en "enseigner implicitement" et "enseigner explicitement", on sort du dilemme.

Quant à l’élixir du Dr Chevallard, nous reviendrons fondamentalement sur ce produit dans une note technique ultérieure car, s’il a été inventé pour les mathématiques, il a engendré des conséquences – négative – fondamentales sur tous les niveaux scolaires et dans toutes les matières : la transposition didactique a transposé la plupart des erreurs des maths modernes à toutes les matières et tous les niveaux. En fait ceux qui pensent pouvoir adopter la transposition didactique comme un juste milieu entre savoir savant et savoir enseigné se trompent encore davantage lorsqu’ils postulent que la vérité puisse sortir d’une conférence de consensus. Dès que l’on atteint un certain niveau de compréhension scientifique ou même un niveau rationnel minimal, on sait que l’on ne déduit pas le fait que 7+8=15 du fait que l’on a trouvé une fois 14 et une fois 16 même si 15 est bien le juste milieu de 14 et 16.

II) Résolution du dilemme

Le Trésor de la Langue Française définit l’explicite comme "ce qui est nettement et complètement formulé, sans aucun doute possible" et l’implicite comme "ce qui, sans être énoncé expressément, est virtuellement contenu dans un raisonnement ou une conduite". Il me semble donc assez logique de distinguer deux choses :

- enseigner explicitement une notion, ce qui suppose qu’elle soit au programme ; quelle que soit la méthode employée, à la fin du cours, on doit donner une définition ou description de la nouvelle notion et spécifier "son nom" ;

- enseigner implicitement une notion signifie qu’elle est utilisée, recommandée sans être nommée à un niveau donné (et donc qu’en quelque sorte au moment où elle est ainsi enseignée implicitement, elle n’est pas au programme). On pourrait même dire en un certain sens que l’enseignement par imitation est implicite.

J’ai volontairement donné ici une définition légèrement "floue" mais qui sera suffisante à mon sens pour avancer dans notre analyse ; il faudrait, pour donner une définition plus précise, revenir sur la notion d’intuition et voir ce qui distingue l’enseignement explicite et l’enseignement implicite i) d’une connaissance et ii) d’une compétence. Mais cette définition va légèrement s’éclairer avec deux exemples.

i) Enseignement explicite / Enseignement implicite en grammaire

Cette distinction n’est possible que si l’analyse grammaticale et l’analyse logique sont au programme puisque, si ce n’est pas le cas, les notions grammaticales "enseignées" ne sont plus là que pour "favoriser la compréhension des textes". Ce serait effectivement un but souhaitable de l’enseignement mais (surtout dans le contexte actuel), cette formulation pourrait signifier que la grammaire n’a pas de valeur en elle-même et n’est considérée que comme un outil. Remarquons simplement que si l’on visite l’atelier d’un luthier on ne sait ce qu’il faut admirer le plus entre les instruments construits et les outils qui ont servi à les fabriquer. Prenons donc comme exemple les notions de sujet et de groupe sujet.

D’abord – et dès la GS (grande section de maternelle) suivant les cas – on peut, à propos de la phrase "Un lapin mange une carotte dans le jardin" poser la question "Qui mange une carotte dans le jardin ?" et l’élève peut répondre "Un lapin". On subodore même qu’aucun élève ne répondra simplement "lapin" à cette question, c'est-à-dire qu’il répondra en fait naturellement par le groupe sujet, sans que le mot "groupe-sujet" ne soit prononcé, sans qu’il y ait besoin d’inclure cette notion au programme. Si la phrase est "Un lapin blanc mange une carotte dans le jardin", et si on pose la question "Qui mange une carotte dans le jardin ?", la réponse peut être "Un lapin blanc", toujours sans que la notion de groupe-sujet soit au programme. Par contre, si la notion de sujet est au programme, on peut demander l’analyse grammaticale de lapin, mais pas celle de "un lapin blanc".

Il y a donc paradoxe apparent : la notion de "groupe sujet" est en un sens théoriquement plus complexe que la notion de sujet et pourtant un élève peut répondre plus tôt à et plus spontanément à une question qui demande comme réponse l’énoncé d’un groupe sujet qu’à une question qui demande quel est le sujet d’un verbe.

Une anecdote : en tant que professeur de mathématiques en collège, j’ai fait du soutien/approfondissement toutes matières. J’ai rencontré plusieurs fois le cas suivant en général en sixième : dans un exercice – ce n’est pas moi qui les choisissais – on demandait "Quel est le groupe sujet ?" à propos d’une phrase du type "Paul mange des frites". En gros, les bons élèves répondaient Paul et les mauvais ne disaient rien. Je lançais alors un débat : ceux qui n’avaient rien répondu disaient que Paul n’est pas un groupe puisqu’il n’y a qu’une seule personne et lorsque je demandais à ceux qui avaient répondu "Paul" de défendre leurs positions, ils en étaient incapables. La seule conclusion possible est : On n’enseigne pas le groupe-sujet en primaire et il faudra réfléchir pour savoir à partir de quel niveau on doit le faire. Mais ce n’est pas l’objet de ce débat.

ii) Enseignement explicite / Enseignement implicite en calcul

Prenons un élève de CP qui vient de mesurer la longueur d’une table et a trouvé 2m. Si on lui demande quelle est la longueur de la table, il va répondre 2m c'est-à-dire que sa réponse est, en algèbre, par exemple, un vecteur d’un espace vectoriel de dimension 1. Mais il ignore ce qu’est un espace vectoriel tout autant que l’élève cité supra ignorait la notion de groupe-sujet tout en étant capable de donner comme ici une bonne réponse à la question posée.

Une première conclusion est bien que les partisans de l’enseignement explicite, qui obligatoirement posent comme questions des questions du type "Qui mange une carotte dans le jardin ?" dans la situation évoquée précédemment, font en fait de l’enseignement implicite sans le savoir, et l’on ne peut que les en féliciter. Ils doivent ranger cette partie de leur travail sous une rubrique du type "Apprendre à bien former ses réponses" en évitant comme le mal absolu tout ce qui pourrait rappeler les supposés sataniques "enseignements implicites et constructivistes".

III) Conclusions partielles

Cette distinction enseignement explicite / enseignement implicite est importante pour se sortir de la période passée (et actuelle, comme les péripéties autour du prédicat le montrent) où l’on a fait massivement cette erreur "en enseignant de la linguistique et de l’axiomatique en primaire". Mais elle existe potentiellement en permanence sous une forme cependant moins massive que lorsqu’il s’est agi d’une politique volontaire et généralisée : elle existe chaque fois que l’on trahit les fondements de la méthode intuitive, c'est-à-dire lorsque l’enseignant fait un raisonnement qui lui semble logique mais qui ne l’est pas pour l’élève. Cette permanence – ce feu dogmatique et formaliste qui couve en permanence – implique qu’il y a toujours la possibilité d’une rechute – comme il y a eu une régression nette de la méthode intuitive dans la première moitié du XIXe siècle –, et il faut donc en tenir compte.

Un exemple : on peut faire remarquer aux élèves, en CP, que si l’on représente les nombres par une collection de pions, on peut disposer ces pions sous forme de rectangles pour certains nombres mais pas pour d’autres. 6 peut se représenter sous la forme 3×2, mais 7 ne le peut pas, la seule disposition possible étant 7×1, c'est-à-dire "un rectangle de largeur 1". C’est parce que 7 est un nombre premier mais il ne faut pas – sauf exception – le dire à ce moment-là et l’on en reste à la constatation précédente. Le mot premier ne prend vraiment son sens que lorsque l’on comprend que ce sont les nombres premiers qui engendrent l’ensemble des nombres entiers par multiplication et qu’ils s’appellent premiers pour cette raison. En quelque sorte, on peut engendrer tous les nombres à partir du premier nombre qui est 1 et l’addition mais par contre, si l’on remplace l’addition par la multiplication, on a besoin de tous les nombres premiers pour engendrer tous les nombres entiers.

Ces deux propriétés caractéristiques des nombres premiers (engendrer les entiers par multiplication et ne pas pouvoir être disposé sous forme de rectangles) sont équivalentes pour quelqu’un qui a une culture mathématique de base. Mais si l’on en revient à l’élève de CP cité plus haut, que gagne-t-on à employer l’adjectif "premier" à ce moment-là ?

La deuxième partie à paraitre de cette Note technique traitera plus précisément du rapport entre la question des contenus et des méthodes.

* Le GRIP (ou Groupe de recherche interdisciplinaire sur les programmes), dont M. Delord est l'un des membres fondateurs, s'est notamment opposé aux programmes de 2002 (ndlr).

** APMEP, l'association des professeurs de mathématiques de l'enseignement public (ndlr)

*** Yves Chevallard, didacticien des mathématiques

Le blog de Michel Delord ici

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