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"Il est possible de concevoir la philosophie pour enfants comme une pratique intellectuelle, éducative et collective" (J. Hawken)

Paru dans Scolaire, Périscolaire, Culture le dimanche 05 novembre 2017.

La philosophie pour enfants peut-elle être "conçue comme une pratique intellectuelle et éthique de l'ouverture d'esprit" ? C'est la question que pose Johanna Hawken dans sa thèse soutenue à la fin de l'année dernière à Paris-I. Alors que viennent d'ouvrir, ce mois d'octobre 2017, le tout premier diplôme universitaire français formant "à l'animation d'ateliers de philosophie avec les enfants et les adolescents à l'école et dans la cité" à l'ESPE (École supérieure du professorat et de l'éducation) de Nantes, ainsi qu'un cours magistral dans le cadre du tronc commun du master 1 de philosophie de l'université d'Amiens ("La philosophie pour enfants et la réinvention d'une éducation de l'esprit"), la chercheuse, qui anime ce cours, livre à ToutEduc les principales observations tirées de ses travaux. Son travail a mêlé analyse théorique et recherche-action, autour de l'animation d'ateliers philosophiques avec des enfants âgés de cinq à quatorze ans dans des structures éducatives, culturelles et scolaires de Romainville (Seine-Saint-Denis). Les "diverses explorations" menées dans le cadre de ce travail, "font penser qu'il est possible, de fait, de concevoir la philosophie pour enfants comme une pratique intellectuelle, éducative et collective de l'ouverture d'esprit", conclut Johanna Hawken dans sa thèse. Et "c'est, en outre, l'impression qu'elle a laissée aux enfants", tout en citant Oscar, 4 ans, "en philo, on ouvre grand son cerveau !", Lisa, 8 ans, "pour moi, la philosophie c'est un endroit où on se sent pas enfermé dans soi-même" ou encore Mattéa, 9 ans, "la philo, c'est quelque chose qui nous aide à penser, à réfléchir et à avoir de nouvelles vues sur le monde".

ToutEduc : Pourquoi cette idée de thèse ?

Johanna Hawken : Il y avait une double motivation : on lit dans les ouvrages que cela ouvre l'esprit mais il n'y a pas d'analyse, d'observation du point de vue de la philosophie et pas de conceptualisation de l'ouverture d'esprit. Pour fonder notre recherche, nous l'avons donc définie ainsi : l'ouverture d'esprit serait à la fois une disposition intellectuelle favorable à un élargissement progressif de sa pensée présente (sens cognitif) et une disponibilité de l'individu favorable à la compréhension et à l'acceptation de l'altérité (reconnaissance de l'autre dans sa différence, sens éthique). Quel rôle le philosophe pour enfants pourrait-il donc jouer dans le développement de ces aptitudes ? Autre motivation, je travaillais déjà en tant qu'animatrice, avant 2010, au centre social Nelson-Mandela et les moments qui me touchaient le plus c'est quand un élève reprenait, complétait, reformulait, nuançait... Ce qui relève de la démarche philosophique : intervenir sur l'idée pour la décortiquer. J'ai eu envie de me servir de cette pratique de terrain.

ToutEduc : Comment a été organisée la partie expérimentale ?

Johanna Hawken : Ma recherche s'est effectuée dans le cadre d'une convention CIFRE [Convention industrielle de formation par la recherche, ndlr] au sein de la collectivité de Romainville et donc financée pour 70 % par l'ANRT [Association nationale pour la recherche et la technologie], ce qui est d'ailleurs rare en sciences humaines et sociales qui ne comptent que 2 % des contrats CIFRE. L'idée date de 2010, l'expérimentation a été menée de septembre 2011 à septembre 2014 dans le cadre d'ateliers que j'ai mis en place dans les quartiers prioritaires de la ville. D'abord dans 3 classes constituant le cycle 3 de l'école Fraternité de Romainville (du CE2 au CM2, le CE2 constituant le cœur de cible). À ces 75 enfants auprès desquels j'intervenais une heure par semaine en présence de l'enseignant, se sont ajoutés 45 enfants qui participaient à des ateliers dans le cadre de 3 centres de loisirs. J'ai aussi monté des ciné-philo avec l'équipe du cinéma Trianon. Il est important de préciser que cette thèse s'inscrit dans la philosophie et que je n'ai donc pas appliqué de protocole propre aux sciences de l'éducation. De la même manière, les programmes et thématiques, même si relativement universelles notamment dans l'univers enfantin, n'étaient pas figés à l'avance. Les enfants ont des questionnements philosophiques en eux. Il faut donc aller les recueillir pour ajuster les programmes et être dans la lignée d'un étonnement philosophique.

ToutEduc : Qu'avez-vous observé durant la phase expérimentale ?

Johanna Hawken : Afin de mesurer ce phénomène d'ouverture intersubjective, nous avons ciblé divers marqueurs de l'ouverture d'esprit qui peuvent être trouvés dans les dialogues. Nous avons choisi d'en retenir cinq. Dont la complémentarité des interventions, les nuances et influences que les enfants incorporent dans leurs idées à la lumière de celle de leurs camarades (selon Lipman*, l’autonomie de la pensée s'acquiert précisément en regard des positions divergentes), le fait de parvenir à dévoiler les implicites ou à apporter des reformulations éclairantes. On observe des marqueurs de l'ouverture d'esprit dans tous les moments mais on ne peut pas avancer de façon ferme que la pratique agit sur tous les enfants. De plus, parfois ils se "perdent", ce que l'on constate sur n'importe quel public. Même à l'université, il y a des moments où l'on sort du philosophique : lorsque l'on fait de l'historiographie par exemple, ou de l'anecdotique. Ce public est soumis au même risque que tout le monde. Mais j'ai observé que la démarche de dialogisme, qui est le moment où les idées circulent entre les interlocuteurs, surgit au bout d'un certain temps. Pour les enfants de 5 ans, c'est au bout d'un mois et demi environ. Au départ, ils disent juste leur idée. Mais au bout d'un moment, ils sortent de leur phase égocentrée, s'ouvrent et voient une articulation avec les idées des autres, ce qui est mesuré dans les langages utilisés : ils passent de "je pense" à "je suis d'accord", "je ne suis pas d'accord", ce qui est une manière de montrer qu'on s'intéresse aux idées des autres. Mais des enfants en sont capables plus vite, quand l'environnement familial dialogue notamment.

ToutEduc : Vos conclusions semblent nuancées. Ce travail valide-t-il l'idée d'introduire la philosophie à l'école bien avant la terminale ?

Johanna Hawken : Non, je dis dans ma conclusion qu'il nous est impossible d'établir de façon ferme et assurée les ingrédients nécessaires et suffisants pour philosopher avec les enfants mais qu'il nous est apparu, tout au long de notre expérimentation pratique et de notre recherche théorique, qu'il se passe quelque chose dans l'atelier de philosophie. C'est la lecture des discussions d'enfants qui nous semble la plus parlante. Les questions des enfants peuvent être d'une pertinence éclatante et rejoignent parfois celles des grands philosophes : "vu que l'on sait que l'on va mourir, comment se fait-il qu'on n'en profite pas ?", "est-ce qu'on a tous la même liberté ?", "est-ce que ça existe le bout du monde ?"... Il nous semble donc possible de philosopher avec les enfants, mais cela exige de se déployer au rythme de l'esprit de l'enfant, en adaptant les temps des ateliers aux capacités d'attention. Par exemple, pour les petits de 4 à 7 ans on ne dépasse pas 20-25 minutes. De plus, les capacités à philosopher dépendent moins de l'âge que de la capacité à fédérer le groupe. Dans certains d'entre eux, les interactions ne se font pas. Cela peut être dû à l'atmosphère dans la classe, qui doit être de préférence bienveillante, au rôle que tient l'enseignant... Les obstacles sont plutôt d'ordre psychologique. Des enfants résistent, peut-être parce qu'ils ne veulent pas s'exprimer face à d'autres, ce qui est difficile à vérifier. Enfin, parce que ma recherche ne relevait pas des sciences de l'éducation, j'avais le droit de ne pas me formaliser sur une méthode. J'ai plutôt mélangé les éléments. En préférant, par exemple, à la méthode discussion à visée philosophique de Michel Tozzi, dans laquelle on distribue des rôles aux enfants (observateur, dessinateur, etc.), le principe de Matthew Lipman de réservoir de questions que l'on s'autorise à poser pour pousser les enfants.

Le premier est un peu scolaire et enlevait de la spontanéité. Le deuxième "demande" le développement d'arguments, d'hypothèses, de contre-hypothèses et permet l'éclosion d'idées... Je me suis inspirée d'autres méthodes comme celle d'Edwige Chirouter qui part d'albums pour enfants. Et je me suis adaptée aux groupes. Mon propos n'était pas de comparer les méthodes. Il s'agissait juste d'observer des soubassements de théories connues et de postulats qui rassemblent les philosophes pour enfants, dont un postulat universaliste, qui part du principe que tout le monde a des prédispositions philosophiques et donc les enfants aussi, alors que jusque il y a peu, on estimait qu'il fallait des connaissances et que, dans la lignée de Piaget, on pensait que la logique abstraite ne pouvait être acquise avant 12-15 ans; nous faisons l'hypothèse que le syllogisme, les déductions, raisonnements... sont des compétences qui peuvent être mobilisables avant. Des extraits d'ateliers, des exemples de syllogismes mentionnés dans ma thèse au chapitre 3 étayent cette théorie, même s'il ne s'agit pas d'une démonstration. Or, en France, la philosophie n'intervient qu'en terminale. Je pense que cela devrait faire partie des apprentissages dès les moyennes sections de maternelle. Cela favoriserait même d'autres apprentissages comme l'acquisition du langage. Une étude menée au Canada montrait également que la philo aidait pour le raisonnement mathématique. Lipman est très peu traduit aussi, ce qui est un peu désespérant, car la philo pour enfant reste très peu prise en compte.

La thèse ici

* L'américain Matthew Lipman est surtout connu pour "La Découverte de Harry Stottlemeier" (comprendre Ari-Stote-Meyer) (Vrin pour la traduction française). Il est l'auteur de "L'école de la pensée" (De Boeck pour la traduction française).

Propos recueillis par Camille Pons

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