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Sciences de l'éducation : il faut structurer la recherche pour la rendre plus visible (Jacques Ginestié, interview)

Paru dans Scolaire le mardi 31 octobre 2017.

Déjà partie prenante dans les projets d'IUFM, Jacques Ginestié a été associé dès 2012 à la création des ESPE (Écoles supérieures du professorat et de l'éducation) avant de prendre, à sa création, la direction de celle d'Aix-Marseille. Ce chercheur spécialisé sur les questions d'éducation depuis les année 80, dirige à Marseille le laboratoire ADEF (Apprentissage, didactique, évaluation, formation) qui fédère une soixantaine de chercheurs et une centaine de doctorants. Il plaide pour une véritable structuration de la recherche en sciences de l'éducation, afin de constituer "l'équivalent d'un secteur de recherche, comme en santé", pour rendre cette recherche davantage visible et qu'elle ait réellement des retombées, en termes de pratiques, dans le milieu éducatif. Ce qui passe, selon lui, tout autant par la création de fédérations de recherche locales que par une véritable "impulsion financière" nationale, via le développement d'appels d'offres par exemple. C'étaient d'ailleurs quelques-unes des préconisations faites au début de l'année dans le bilan du COS (Conseil d'orientation stratégique) dont fait partie le chercheur, conseil qui avait été mis en place par le réseau national des ESPE (R-ESPE) en vue d'accompagner cette structuration (ici).

ToutEduc : Mi-juillet, à l'université d'été de Prisme, vous faisiez le constat d' "un déficit de structuration gigantesque au regard des autres pays de l'OCDE" concernant la recherche en éducation. Pourquoi ?

Jacques Ginestié : On ne peut pas dire que personne ne s'intéresse aux questions d'éducation. Il y a pas mal de laboratoires en France qui se penchent sur les neurosciences, la psychologie cognitive, etc. Mais cette recherche n'est pas structurée et le résultat, c'est qu'elle n'a pas beaucoup de visibilité, ce qui limite les retombées sur les pratiques dans le milieu éducatif. Nous sommes par exemple à des années lumière du secteur de la santé qui est organisé pour la valorisation et le transfert. Il y a là un enjeu de taille à structurer le secteur de la recherche en éducation.

ToutEduc : Vous aviez également souligné "un vrai problème d'impulsion financière". Que préconisez-vous ?

Jacques Ginestié : Si on veut structurer, il faut des financements, comme ce qui a été fait avec les appels à projets e-FRAN [Formation, recherche et animation numériques dans l'éducation, du programme d'investissements d'avenir PIA, NDLR]. J'ai l'exemple du laboratoire de psychologie cognitive (LPC) à Aix-Marseille, créé dans les années 70. Au départ spécialisé sur l'apprentissage, il s'est progressivement spécialisé, pour 95 % des travaux de recherche menés en son sein, sur la dégénérescence dans l'apprentissage, donc sur les troubles qui touchent les personnes âgées, car ce sont sur ces sujets que se concentrent les financements dans le cadre d'appels d'offres. Il faut donc organiser ce secteur, à la fois pour développer les recherches fondamentales, indispensables pour comprendre les processus d'apprentissage, mais de la recherche pour agir sur les pratiques. Pas des recherches-actions spontanées mais qui s'organisent. Ce qui est déjà le principe de l'Institut Carnot de l'Éducation (ICE) expérimenté en Rhône-Alpes Auvergne. Pour la recherche, les établissements peuvent se tourner vers cet Institut. Mais la grosse difficulté aujourd'hui, c'est le modèle économique. Là, il y a un pilotage national. Les établissements n'ont pas de ressources. Qui décide de quel établissement aura les moyens pour la recherche ? À Marseille, le rectorat teste un système d'appels à projets. Il consacre des moyens pour mettre en relation des établissements de REP+ avec des équipes de recherche. On ne sait pas si ce sont des modèles économiques fiables mais on est dans l'expérimentation. Des réserves avaient été émises par exemple pour l'ICE. Si les dotations disparaissent, est-il viable ? Non, pas actuellement.

ToutEduc : Cette structuration ne passe que par des financements ?

Jacques Ginestié : Non, il faut développer les structurations locales. Il y a des expériences intéressantes. Par exemple, à Aix-Marseille nous avons mis en place, en 2012, donc avant même la création des ESPE, une fédération qui réunit 18 unités de recherche qui "déclarent" donc un intérêt à travailler sur des objets communs [SFERE-Provence, Structure fédérative d'études et de recherches en éducation de Provence, NDLR]. Car nous avons tout intérêt à avoir des recherches interdisciplinaires. Par exemple sur l'apprentissage de la lecture : les neurosciences travaillent sur la manière dont on décode, il y a aussi des questions de didactique, des questions de psychologie sociale, de représentations, des questions sociologiques puisque l'on apprend pas de la même manière selon les familles... Cette fédération marche plutôt bien. Celle de Toulouse aussi.

ToutEduc : Vous dites que ça marche bien. Comment cela se traduit-il, par exemple, en termes de retombées sur les pratiques ?

Jacques Ginestié : Nous avons déjà été retenus pour deux projets sur e-FRAN, notamment sur l'apprentissage de la lecture. L'objectif de la fédération n'est pas de se substituer aux laboratoires mais plutôt de favoriser les regroupement notamment pour répondre à des appels à projets. Grâce à elle, nous n'avons pas passé 107 ans à chercher des laboratoires pour pouvoir candidater à e-FRAN et nous avons bénéficié du service de veille d'aide au montage de projet de l'université, soutenu notamment dans le cadre de l'IDEX [Initiative d'excellence qui fait partie des investissements d'avenir, NDLR], qui a intégré les questions d'éducation et nous signale aussi des appels à projets intéressants. Et la fédération crée une dynamique entre les laboratoires : en organisant des séminaires communs, en faisant de la diffusion commune, en proposant des thèses communes. Nous avons d'ailleurs aujourd'hui une dizaine de thèses menées en interdisciplinarité sur ces questions, dont 4 qui ont déjà été soutenues. Le rectorat de Marseille a également lancé un appel à projets en juin dernier pour développer des recherches-actions en éducation prioritaire (REP+) et donc mettre en relation des équipes de recherche avec des établissements sur des besoins d'accompagnement par la recherche. La fédération permet la mise en place de cette relation. Une vingtaine de projets sont ainsi soutenus avec des moyens donnés par l'académie.

ToutEduc : Vous soulignez aussi le manque d'articulation entre formation (en ESPE) et recherche ?

Jacques Ginestié : Combler ce manque passe réellement par une volonté politique. Avant, nous avions les écoles normales dans lequel l'employeur formait ses futurs employés, puis les IUFM, un peu hybrides, et aujourd'hui nous avons les ESPE, totalement inscrits dans l'université. Pourquoi ? Parce qu'il ne s'agit pas de refaire la même chose que les écoles normales. Il s'agit de renforcer l'adossement à la recherche. Mais actuellement, l'essentiel des personnels des ESPE est constitué de ceux qui intervenaient dans les IUFM. On trouve 1 enseignant-chercheur pour 2 à 3 enseignants du premier et second degrés, soit environ 35 % d'enseignants-chercheurs contre 70 % dans les IUT qui portent pourtant des formations très professionnalisantes. Or, ce sont ces enseignant-chercheurs qui créent indirectement ce lien à la recherche. Nous avons là une marge de progression possible qui suppose une volonté politique. D'abord des universités pour qu'elles transforment les postes en postes d'enseignants-chercheurs. Il faudrait au moins rééquilibrer à 50/50. Et cela donnerait aussi un autre sens aux mémoires de masters. Les académies doivent aussi mettre des moyens pour développer les liens, via des appels à projets qui concrétisent ce type de relation mais aussi en faisant intervenir des enseignants-chercheurs dans le cadre des plans de formation académiques. Mais cela ne reste pas simple à mettre en place. Il y a notamment la question de la proximité. Difficile par exemple d'aller faire travailler des chercheurs dans un établissement au fin fond des Alpes. Inversement, faire venir des écoles extérieures à des réunions à Aix ou Marseille pose la question des temps de déplacements. Tout cela est étroitement lié au contexte. Ces liens sont plus faciles à développer dans les villes où il y a des grosses universités car on peut dégager des masses critiques.

ToutEduc : Vous mettez l'accent sur une politique d'incitation nationale. Cette condition va-t-elle être remplie dans les années à venir ?

Jacques Ginestié : Au niveau de la politique nationale, cela commence, même si on n'en est pas encore au même niveau d'investissement que pour la santé. Une réelle structuration passe par une politique qui ne doit pas être émiettée, ni spatialement ni dans le temps. En ce sens e-FRAN était un appel d'offres exemplaire car il incluait des conditions telles qu'associer plusieurs unités de recherche, associer la formation d'enseignants, l'académie, des établissements... Nous avons eu deux programmes e-FRAN pour 3 ans mais il faut sortir de cette logique de 3 ans. Il faut ancrer cela dans le temps et dans une culture socio-économique. Car il faut que ce soit pérenne pour produire des effets bénéfiques. Le ministre vient d'annoncer que le gouvernement allait consacrer 35 millions d'euros aux questions d'éducation. Il y a une conscience maintenant, que l'on pourrait qualifier d'apartisane, sur la nécessité de structurer la recherche en éducation. Actuellement, sur les projets Horizon 2020 de l'Union européenne, aucun programme n'est piloté par une université française et seulement trois sont partenaires de projets ! C'est très significatif de notre manque de structuration ! Répondre à ces appels à projets suppose d'être interdisciplinaires. Or, nous avons du mal à constituer des équipes.

Propos recueillis par Camille Pons

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