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Exclusif : Les bonheurs, les difficultés et les inquiétudes d'une ministre (Najat Vallaud-Belkacem - interview)

Paru dans Scolaire, Périscolaire, Culture, Orientation le jeudi 11 mai 2017.

Najat Vallaud-Belkacem nous a accordé un long entretien avant de quitter le ministère de l'Education nationale, puisque le Premier ministre a remis hier 10 mai la démission de son gouvernement. Elle analyse les difficultés auxquelles se heurtent tout ministre, et plus particulièrement lorsqu'il s'agit de l'Ecole, à l'heure des réseaux sociaux. Elle évoque aussi les moments de bonheur qu'elle a connus et elle laisse entendre de quelle ténacité il faut faire preuve, ce qu'elle appelle "la chair politique", pour tenir le cap...

ToutEduc : L'Ecole est-elle plus difficile à réformer que d'autres institutions ?

Najat Vallaud-Belkacem : L'Ecole est un objet public bien plus public que tous les autres, et quand on s'intéresse à la conduite du changement, on est obligé de regarder autant ce qui se passe en interne que ce qui se passe en externe, dans l'opinion publique, parmi les observateurs. Il faut avoir les yeux rivés sur ces deux types d'acteurs. La structure elle-même est beaucoup moins rétive au changement que ceux qui la contemplent de l'extérieur, qui souvent ne la connaissent pas dans sa réalité et n'en perçoivent pas les enjeux véritables. Ils en ont alors une vision fantasmée, des préjugés qu'ils nourrissent de quelques cas particuliers, de faits divers, de difficultés qui sont montées en épingle. Quand on modifie quelque chose dans l'organisation du système, par exemple les programmes scolaires, on se dit que c'est une question qui intéresse au premier chef les enseignants, les élèves voire les parents. Mais ces acteurs sont en fait impactés par le regard qui est également porté sur cette réforme de l'extérieur. Ils ne sont pas imperméables à ce qui se dit sur son compte et ils finissent parfois par adopter à leur tour les thèses ainsi soutenues. C'est un phénomène qui a sans doute dû toujours exister mais qui est singulièrement exacerbé avec les réseaux sociaux qui diffusent et propagent comme jamais les commentaires.

ToutEduc : Croyez-vous vraiment que les réseaux sociaux ont une telle influence ?

Najat Vallaud-Belkacem : Oui. Je pense par exemple qu'en ce qui concerne la réforme du collège, s'il n'y avait pas eu les réseaux sociaux sur lesquels ses détracteurs ont mené une campagne d'une violence, d'une brutalité inouïe, l'hostilité ne se serait pas ainsi installée dans la durée. Quand on conduit une réforme, il y a un moment pour la négociation, un moment pour les réactions et les manifestations, un moment où les choses se dénouent d'une manière ou d'une autre, et après, on passe à la suite... Là, les réseaux ont permis à ses adversaires de revenir sans cesse à la charge, une espèce de flot d’expression continue d’hostilité qui fait que beaucoup n’ont pas réussi à tourner la page et à en écrire une nouvelle, constructive.

ToutEduc : L'hostilité n'était pas seulement externe à l'institution. Roland Hubert était le représentant du SNES au Conseil supérieur des programmes quand cette réforme a été adoptée, et nous pouvons témoigner de son émotion à l'issue du débat. Il était bouleversé, au bord des larmes. Les EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires) n'ont-ils pas touché quelque chose de très profond ? 

Najat Vallaud-Belkacem : Oui. Mais c'est en même temps très surprenant. Quand vous lisez les écrits du SNES de ces dernières années, vous y trouvez une réelle ouverture sur l'interdisciplinarité. J'ai d'ailleurs été convertie aux vertus de l'interdisciplinarité par des écrits de Denis Paget [ancien co-secrétaire général du SNES, ndlr]. Quand j'ai commencé à prendre à bras le corps la question du collège et que j'ai lu toute une littérature autour du sujet, c'est lui qui m'a le plus convaincue. C'était impressionnant de se retrouver un an et demi plus tard à batailler ferme avec le SNES sur cette question. Je pense d'ailleurs que cette réforme du collège, il faudra certes l'évaluer, voir ce qu'il faut ajouter et améliorer, mais que l'interdisciplinarité, c'est une avancée, même s'il faut du temps pour que les enseignants se l'approprient. Lorsqu’ils le font, alors cela peut produire des merveilles. Je regrette que les témoignages d’enseignants constatant les vertus de cette interdisciplinarité sur l’appétence, la compréhension et l’appropriation des savoirs par leurs élèves ne soient pas plus relayés. Ils sont pourtant légions.

ToutEduc : Comment voyez-vous l'avenir de cette réforme ?

Najat Vallaud-Belkacem : Le danger est que mon successeur pense que "c'est trop compliqué". Pourtant, si on lui laisse trois ou quatre ans pour s'installer, on percevra sa cohérence, qui a été perdue de vue à force de polémiques et de batailles. Emmanuel Macron parle de rétablir l'enseignement du latin. Croit-il qu'il a été supprimé ? Que les professeurs n'ont plus rien à faire ? Cette réforme, c'est d'abord les enseignements interdisciplinaires, la marge de 20 % d'autonomie pour que les collèges s’adaptent aux besoins de leurs élèves, une seconde langue vivante plus précoce pour tous, et l’accompagnement personnalisé, c'est à dire la possibilité de travailler en petites groupes dans de nombreuses matières, un peu comme les travaux pratiques dans les disciplines scientifiques.

ToutEduc : Si la réalité de la réforme telle que vous la décrivez est mal perçue à l'extérieur, n'est-ce pas que l'Education nationale fonctionne en vase clos ?

Najat Vallaud-Belkacem : Ce n'est plus vrai que l’éducation fonctionne en vase clos. Par exemple par la force des choses, les relations avec les collectivités ont évolué, ne serait-ce que pour la sécurisation des établissements. Au moment de la conception des nouveaux rythmes scolaires, le ministère n'a peut-être pas été assez attentif à ses partenaires [Jeunesse & Sports, la CNAF et les collectivités, ndlr]. Faut-il penser qu'un péché originel ne s'efface jamais ? Depuis, la réforme a été constamment améliorée, il y a eu le "décret Hamon" et il y a eu cette décision extrêmement importante, que j'ai prise, de pérenniser le fonds de soutien aux collectivités, ce qui a mis fin à leurs inquiétudes, et leur permet de s'investir dans les PEDT [projets éducatifs de territoire, ndlr], ces contrats passés entre l'Etat et les collectivités, pour voir comment mutualiser nos moyens, examiner la qualité des projets...

ToutEduc : Mais certains de ces PEDT ne sont-ils pas "de papier", une formalité administrative, une case à cocher pour toucher les aides de la CAF ?

Najat Vallaud-Belkacem : On m'objecte souvent le risque que ce ne soit pas partout de même qualité. Certes. Mais est-ce une raison pour ne pas faire ? Faut-il mettre fin à la réforme parce que ce n'est pas parfait partout ? Ces inégalités dans l'investissement des communes en faveur des enfants, elles préexistaient à la réforme. Vous aurez toujours des collectivités qui cochent des cases tandis que d'autres se sont totalement saisies de cet outil avec une grande ambition. Les PEDT marchent quand vous voyez une équipe d'animateurs totalement intégrée à l'équipe d'enseignants, sans être dans la concurrence, sans la crainte de prêter sa salle de classe.... Partout, on peut obtenir ça. C'est à force de pratique que ces choses là viennent. Nous, nous avons installé le cadre, les conditions, le financement. Nous avons fait en sorte que ce soit un véritable levier pour des politiques éducatives locales ambitieuses : c’est ce que montrait le rapport de Françoise Cartron et c’est ce que montre l’évaluation qui a été faite conjointement avec le ministère de la jeunesse (ici, voir aussi ToutEduc ici et ici).

ToutEduc : Encore un sujet qui touche à l'identité professionnelle des enseignants. Comment la qualifieriez-vous ?

Najat Vallaud-Belkacem : C'est une identité riche, puissante, fondée sur l'expertise, le savoir faire, et aussi sur un imaginaire collectif très fort, des valeurs partagées, et cette identité me semble constituer à la fois un refuge et une charge. On est valorisé par le fait de détenir une expertise reconnue, à défaut d'être bien rémunéré. On a envie de faire réussir tous les élèves, et en même temps, de façon très humaine, on est parfois fatigué de porter tous les maux de la société sur ses épaules. On a envie de pouvoir aller au plus simple parfois, avoir des classes homogènes et se consacrer à des élèves dont on constate rapidement les progrès. Ces contradictions se retrouvent au coeur de chacun. Cette ambivalence, on la retrouve face aux réformes. C'est pourquoi la réforme n’est jamais facile.

ToutEduc : Il semblerait que la jeunesse se soit souvent portée, pour l'élection présidentielle, vers les extrêmes. L'Ecole, et au-delà, la société toute entière n'a-t-elle pas raté quelque chose en termes de transmission d'une culture politique ?

Najat Vallaud-Belkacem : La jeunesse est à l'image du reste de la société, en perte de repères, et dans une énorme confusion politique, mais en plus exacerbée, elle va davantage au bout de ses comportements.

ToutEduc : Mais comment expliquer cette confusion ?

Najat Vallaud-Belkacem : Sur les réseaux sociaux, et trop souvent dans les médias, on traite la politique par la dérision, la noirceur. Les responsables politiques eux-mêmes ne sont pas en reste. Avez-vous remarqué que, hors Benoît Hamon, tous les candidats à la présidentielle se sont présentés comme "anti-système", accréditant par là l'idée qu'existe "un système" ? Et puis, notre monde a changé. Les enseignants comme les éducateurs au sens large (je pense à l’éducation populaire) sont très prudents lorsqu’ils parlent de politique, ils évitent de donner l’impression d’imposer leurs vues. Cette neutralité, qui est une bonne chose, empêche sans doute aussi d’aider les plus jeunes à y voir plus clair en période électorale.

ToutEduc : Mais les enseignants n'ont-ils pas un rôle à jouer en matière de transmission d'une culture politique, évidemment pas de manière partisane ?

Najat Vallaud-Belkacem : Finalement, ceux qui sont le plus à l'aise, qui, tout en respectant leur devoir de neutralité, portent des valeurs et réussissent à les passer sont ceux qui sont bien formés, que ce soit par une organisation syndicale, en formation initiale, en formation continue. Si je pouvais prolonger mon action, je mettrais définitivement le paquet sur la formation continue, mais sur site, en partant des besoins exprimés par les équipes...

ToutEduc : Vous avez dit que les réformes dont vous craigniez le plus qu'elles soient mises à mal par votre successeur sont l'allocation progressive des moyens, les expérimentations pour améliorer la mixité sociale des collèges et la lutte contre le décrochage. Pourquoi ?

Najat Vallaud-Belkacem : Ce sont des réformes qui sont passées "sous les radars", tant mieux pour elles d’une certaine façon, car c’est cette discrétion qui les a préservées de la polémique permanente des détracteurs de principe. Mais le revers de la médaille c’est que demain, elles peuvent être détricotées sans faire de bruit. Pour l'allocation des moyens, elle permet de prendre en compte des difficultés sociales qui ne sont pas dans la carte de l'éducation prioritaire. Ça ne se sait pas, mais c’est ainsi que la Seine-Saint-Denis par exemple a bénéficié de plus de 1000 postes supplémentaires. Si à la prochaine rentrée, on manque d'enseignants, je crains que ce soit là qu’on aille couper.

ToutEduc : La rentrée 2017 ?

Najat Vallaud-Belkacem : Non, celle-là, c'est la mienne (sourire). Je pense à celle de 2018. En ce qui concerne la mixité sociale, c'est un chantier que nous avons engagé dans la foulée des attentats de janvier, alors que le Premier ministre parlait d' "apartheid social". Nous avons décidé de partir du terrain, de mobiliser les services statistiques du ministère, des scientifiques. C'est un chantier de longue haleine, c'est de la dentelle, du cousu main avec les départements engagés qu’on motive à adopter des solutions variées pour assurer cette mixité de façon adaptée à la réalité locale. Je ne crains pas qu'on l'abandonne volontairement, mais qu'on manque de volonté, qu'elle se défasse peu à peu. Il ne faudrait pas qu'à chaque fois qu'il y a une levée de boucliers, comme on l'a vu à Paris ou ailleurs le ministre vienne désavouer la collectivité, ne s'implique pas dans une démarche partenariale qui suppose qu'on soit courageux jusqu'au bout. Il y a actuellement 249 collèges concernés dans 82 territoires. Pour le décrochage, j'ai davantage confiance, d'autant que les acteurs qui se sont mobilisés dans ce combat sont des gens extrêmement investis, j'ai adoré travailler avec eux.

ToutEduc : Avez-vous d'autres sujets d'inquiétude ?

Najat Vallaud-Belkacem : Oui, la laïcité. Compte-tenu des crispations auxquelles on assiste, je crains toujours qu'on en revienne aux dévoiements de ces dernières années, qui font que tellement d'enfants voient dans la laïcité une violence à ce qu'ils sont. Nous avons créé la journée de la laïcité, chaque 9 décembre, qui permet aux écoles de travailler sur ce sujet, la charte de la Laïcité qu'on fait signer aux parents, et promu pour les sorties scolaires une acceptation du rôle des parents qui n'est pas le même que celui des enseignants. J'espère que la prochaine équipe aura la même exigence intellectuelle et saura ne pas céder aux passions.

Pour la lutte contre le harcèlement ou contre la pédophilie, je ne pense pas que quiconque y renonce, mais, là encore, faute de chair politique, ce sont des sujets qui peuvent se trouver abandonnés de fait. Car ce n'est jamais simple. L'examen des casiers judicaires de tous les enseignants est en train de s'achever, sans provoquer de discussions, mais au départ, ça a été un bras de fer avec certaines organisations syndicales qui ne voulaient pas qu'on jette l'opprobre sur les enseignants.

ToutEduc : Quels sont les moments de grand bonheur que vous avez connu dans ce ministère ? Vous avez semblé particulièrement heureuse quand vous avez reçu, au mois de juillet 2015, des bacheliers qui étaient parmi les "10 % meilleurs de leur établissement" et qui avaient un accès prioritaire à une filière sélective. Beaucoup d'élèves de lycées professionnels étaient venus avec leurs parents, souvent de milieu très populaire, et vous faisiez avec eux des selfies...

Najat Vallaud-Belkacem : En effet, c'était un profond bonheur. Cette cérémonie donnait à voir l'ambition de notre projet éducatif qui, contrairement à ce que certains prétendent, ne sacrifie rien à l’excellence mais la rend véritablement accessible aux jeunes quel que soit leur milieu. Il était d'ailleurs prévu de la renouveler le 17 juillet 2016, mais suite à l'attentat de Nice, nous avons dû annuler, et nous n'avons pas pu la reprogrammer. Savoir que je n'organiserai pas celle de juillet 2017 est un manque, une frustration, c’est vrai. Mais de manière plus générale, j’ai éprouvé ce bonheur chaque fois que j’ai été en visite dans un établissement scolaire et rencontré des élèves qui repoussent les horizons, parce qu’on leur a appris à ne pas céder à la timidité sociale, à passer des frontières invisibles...

ToutEduc : Celles que vous avez vous-même connues et dont vous parlez dans votre livre * ?

Najat Vallaud-Belkacem : Oui. J'ai aussi de très bons souvenirs de ces moments où, du fait d'une alchimie, d'un peu de magie, j'ai pu constater qu'un dispositif que nous avons lancé a davantage d'effets encore que nous ne l'avions imaginé. C'est le cas du "plus de maîtres que de classes" qui a des effets positifs pour les élèves, pour la classe, pour l'enseignant qu'on vient épauler, pour l'équipe pédagogique, pour les parents... Je pense aussi à cet élève de CM1 ou CM2 que j'ai rencontré dans le cadre de la journée de la laïcité et qui grâce au travail effectué dans sa classe m'explique la laïcité avec ses mots d'enfant, et une clarté, une évidence totale : "On a compris que la laïcité, c'était la possibilité d'avoir une religion ou de ne pas en avoir, et d'être traités pareil, mais que dans d'autres pays, ça n'existe pas, que ceux qui n'ont pas la même religion peuvent même être mis en prison. Et on est super fiers que la France, elle ait ça." Je trouve ça génial, ça m'émeut beaucoup.

* "La vie a plus d'imagination que toi", voir ToutEduc ici

Propos recueillis par P. Bouchard, relus par Najat Vallaud-Belkacem

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