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L'Histoire vue par les élèves, entre mythes, savoirs scientifiques et socialisation (F. Lantheaume)

Paru dans Scolaire le lundi 24 octobre 2016.

Un travail de recherche universitaire sur l'Histoire telle que les élèves français, suisses, catalans ou allemands la racontent et l'ont comprise, récemment publié, a reçu un accueil médiatique très favorable, sans doute parce qu'il contredisait certains discours politiques sur la nécessité de repenser l'enseignement de l'Histoire de France, et donc dans une visée polémique. ToutEduc a interrogé Françoise Lantheaume, qui l'a co-dirigé, sur les enseignements qu'elle en tire. A noter qu'une séance des Entretiens Jean Zay portera sur l'ouvrage, le 14 novembre.

ToutEduc : Que vous inspire l’importante réaction des médias à la parution de cet ouvrage?

Françoise Lantheaume : Paru il y a un an, cet ouvrage n’aurait peut-être pas eu le même écho. Cependant la question de ce que savent les élèves en Histoire, du rapport qu’ils ont à l’histoire commune est une question sensible depuis longtemps en France. Il y a un effet de contexte, cette phase de pré-campagne électorale avec des propos politiques qui s’inquiètent des connaissances des élèves et de leur partage d’une histoire commune. Cette situation amplifie des débats publics qui ne sont pas seulement contextuels. Je crois qu’il y a le mélange des deux, cette question récurrente et le contexte qui expliquent l’écho important de notre ouvrage.

Et puis, ce que j’espère aussi,… c’est que cet ouvrage n’est pas mauvais et qu’il donne à penser.

ToutEduc :  Et des premières réactions en milieu scolaire : professeurs, inspecteurs, APHG (Association des professeurs d’Histoire Géographie),.. ?

Françoise Lantheaume : J’ai des retours d’enseignants qui m’ont dit à la fois "avec tout le boulot qu’on fait, les élèves en sont encore là… ", et "on voit bien que nos élèves savent des choses". Le problème, c’est l’organisation de leur pensée, d’éléments de connaissance qui sont parfois présentés bizarrement par les élèves. Mais il y a un effet d’apprentissage qui vient essentiellement de l’Ecole : entre des élèves qui sortent du primaire et ceux qui sont en début de seconde, sans parler des élèves qui sont en première année post-bac, les récits n’ont pas du tout la même qualité, la même densité, la même cohérence.

Beaucoup d’éléments peuvent constituer un support de réflexion, pour les enseignants, pour la formation, parce que les enseignants d’Histoire travaillent avec ce que leurs élèves ont en tête, et il faut le prendre en compte. Cela pourrait aussi aller à l’encontre de certaines représentations que les élèves ont du récit national.

ToutEduc :  Le concept de "mythistoire" semble avoir été créé il y a longtemps dans le monde universitaire. Est-il appelé à être utilisé communément ? Ne risque-t-il pas dès lors d’être mal compris et de conduire à un relativisme généralisé ? Ou au contraire permet-il de faire cesser les utilisations abusives de l’Histoire par des politiques ?

Françoise Lantheaume : Lorsque Jocelyn Létourneau utilise le concept de "mythistoire", ce n’est pas de façon normative, mais de façon descriptive. Il décrit une réalité : le récit de l’histoire nationale fait par des élèves dans tous les pays est un mélange de connaissances scientifiques et de représentations sociales qui circulent dans une société à un moment donné. Ca ne remet en rien en cause la qualité du savoir historique scientifique, ni la nécessité d’aller parfois à l’encontre de cette mythistoire. Mais ça met au jour le fait qu’il y a un rapport anthropologique à l’Histoire qui, chez les jeunes, se traduit par un désir passionné de "faire partie de". Ce désir de socialisation, d’appartenance au groupe, on le voit dans les phénomènes de groupes de jeunes, mais on le voit aussi dans le rapport qu’ils ont à l’Histoire.

Ce concept peut permettre de faire un travail pour aider les élèves à identifier ce qui est de l’ordre de savoirs établis étayés selon des méthodes propres aux historiens, qui font l’accord dans la communauté scientifique, et des "savoirs chauds" qui circulent dans la société sous différentes formes et qui ne sont pas étayés de la même façon. C’est peut-être là un des enjeux de l’enseignement, même si c’est ce que font déjà beaucoup d’enseignants… sans utiliser le terme de mythistoire.

ToutEduc : : Si le "présentisme", cette "déhistorisation" pour "vivre maintenant" constitue un trait commun des "jeunes" de toutes époques, la période présente ne comporte-t-elle pas des risques accrus de confusions dans les repères temporels avec le développement des réalités virtuelles ou augmentées, de l’industrie cinématographique,.. ?

Françoise Lantheaume : Je ne peux pas répondre à la question de la comparaison avec les générations précédentes, parce que cette enquête n’a pas eu lieu avant... C’est aussi pour ça qu’il serait intéressant de refaire la même enquête dans 10 ans, dans 20 ans,… pour voir ce qu’il en est. Mais les élèves s’inscrivent vraiment dans la temporalité, même s’il y a des confusions, des erreurs dans la chronologie. S’il y a une chose qui est bien acquise, c’est ça. Cette dimension progresse nettement entre les élèves qui sortent du primaire et les élèves qui sont au lycée et en post-bac. Donc je ne suis pas sûre qu’actuellement il y ait plus de difficultés de ce point de vue là.

ToutEduc : Le propos conclusif de J. Létourneau ("Ces opérations (…) ont moins à voir avec la méthode historique qu’avec le travail d’intelligence propre à tout être pensant dans le monde réel : celui de s’approprier les informations qu’il reçoit, de les décoder en fonction de ses besoins, de les ré-encoder de significations sensées pour lui et d’utiliser les informations ainsi reformulées pour gouverner son existence") ne justifie-t-il pas un développement des démarches interdisciplinaires et une prise en compte accrue du Socle commun ?…

Françoise Lantheaume : Ca justifie d’abord qu’il y ait de bonnes démarches disciplinaires afin que les élèves comprennent la spécificité du rapport à l’Histoire et du rapport au temps, et comment se construit la connaissance historique. La pluridisciplinarité se construit à partir d’un bon étayage sur sa propre discipline. Du point de vue des élèves, la pluridisciplinarité peut être utile pour faire ressortir la façon d’administrer la preuve selon les disciplines. Là, il y a une dimension extrêmement formative. Donc ce n’est pas le passage à une "pluridisciplinarité molle" qui évincerait la logique disciplinaire, mais c’est au contraire en faisant plus de disciplinaire que l’on peut amener les élèves à faire de la pluridisciplinarité intéressante. Mais je n’oppose pas les deux.

ToutEduc : Vos travaux, même si ce n’est pas leur finalité, conduisent-ils à conseiller des démarches pédagogiques à l’Ecole, des types de ressources médiatiques, des démarches muséographiques, etc... ?

Françoise Lantheaume : Ce n’est pas l’objet du travail, parce que c’est une enquête sur les récits de l’Histoire nationale par les élèves, et non une enquête sur la pédagogie des enseignants d’Histoire avec visée de prescription. Ce n’est pas le projet de l’ouvrage. Ceci dit, tout ce qui va dans le sens d’aider les élèves à articuler leurs connaissances, à identifier ce qui relève de la mythistoire ou de savoirs scientifiques étayés, tous les dispositifs pédagogiques qui vont dans ce sens sont plutôt favorables et aident les élèves à se situer. A condition aussi qu’on prenne en compte ce grand désir qu’ont les jeunes de "faire partie de". Et que le "faire partie de", contrairement à ce qu’on pense parfois, dans une vision restrictive de la jeunesse, ce n’est pas seulement "faire partie" de la bande de copains.

ToutEduc : Vous voulez dire que les stéréotypes, par exemple ont une fonction de socialisation…

Françoise Lantheaume :  Oui, tout à fait, il y a une fonction de socialisation, l’Histoire et le mélange entre l’Histoire et les représentations sociales et les mythologies font partie de cette socialisation. Ca ne suppose pas d’en rester là dans l’enseignement, mais plutôt de savoir que ça existe pour mettre en place des démarches permettant aux élèves de distinguer mythologies et Histoire, et aussi de construire ce "faire partie de", même si ce "faire partie de" n’est pas exempt de sens critique, puisque les élèves savent aussi manifester leur sens critique…

ToutEduc : Pour vous quelles sont les principales spécificités méthodologiques d’une recherche universitaire dans le domaine de l’éducation ?

Françoise Lantheaume : Spécificités ? Je crois qu’il y a beaucoup de points communs entre des recherches en éducation et d’autres recherches. Je les mettrai en avant : méthodes, rigueur, exigence. Après, l’éducation est un objet éminemment complexe ! L’intérêt des sciences de l’éducation, c’est de pouvoir aborder différentes facettes à partir de regards disciplinaires différents. A l’heure où on parle beaucoup de pluridisciplinarité, ça fait longtemps que les sciences de l’éducation la pratiquent au quotidien. Dans mon laboratoire, il y a 7 ou 8 disciplines représentées : Psycho, Socio, Histoire, Anthropologie, Sciences de l’éducation bien sûr,… La recherche en éducation sur des objets complexes nécessite des regards croisés. On ne peut par ailleurs se contenter d’une approche au travers des modes. Y compris en recherche en éducation, il y a des modes successives : le tout "nouvelles technologies", le tout "neurosciences", le tout "approche clinique", c’est la chose qui est sans doute le plus préjudiciable à la recherche en éducation.

ToutEduc : Que vous inspire la place des femmes dans les représentations / récits historiques des élèves ?….

Françoise Lantheaume :  Il y a effectivement très peu de personnages féminins dans les récits des élèves. En revanche les femmes, en tant que groupe, émergent. Le syntagme "les femmes" est notable dans les récits. Il apparaît de deux façons : soit ce sont des femmes à qui "on a accordé"… le droit de vote, par exemple, soit ce sont des femmes "qui se sont battues" pour avoir le droit de vote. C'est un groupe qui apparaît soit de façon passive soit de façon active.

ToutEduc : Cette dichotomie "on a accordé" / "se sont battues pour", au-delà de la question des femmes, n’est-ce pas une spécificité de nos élèves français ?

Françoise Lantheaume : C’est plutôt, de manière paradoxale ce qui structure le récit des élèves : une association entre quelque chose de très pérenne dans le récit des élèves, la discontinuité de l’histoire française, et ce qui marque en quelque sorte sa continuité, les discontinuités successives ! Dans cette discontinuité, le fil conducteur dans les récits, c’est la dimension politique, les régimes politiques, l’avancée des droits, à partir des principes politiques de liberté et d’égalité. C’est une construction assez remarquable parce que les élèves arrivent à penser en même temps la discontinuité avec des ruptures dans les régimes politiques, les révolutions, et en même temps une certaine continuité qu’ils construisent autour du politique … et du territoire. Les élèves ont une vision déshistoricisée du territoire. En revanche, il y a quelque chose qui nous a étonnés : la langue n’est jamais présentée comme un élément de constitution de la nation française. Pour les élèves, ce doit être une évidence et c’est pour ça qu’ils ne le mentionnent pas, et ne l’historicisent pas.

ToutEduc : Et l’absence de la guerre d’Algérie et de celle d’Indochine ?

Françoise Lantheaume : Il y a un effet de la consigne. On demandait aux élèves (français, ndlr) "raconte l’histoire de France". Ils ont tendance à se concentrer sur quelque chose de très franco-français, ce qui peut se comprendre. Mais il y a plus que ça. Dans la façon de raconter l’Histoire, on le voit dans le chapitre rédigé par Eglantine Wuillot, la France est pratiquement toujours présentée comme celle qui a été attaquée, et très rarement comme celle qui a attaqué. C’est cette représentation d’une France qui a été soumise à des assauts et qui a résisté à ces assauts, et les a surmontés. Comme l’écrit un élève, "finalement on s’en est bien tiré". Pour les élèves, la guerre est omniprésente et contribue à forger l’Histoire de France. Les guerres qui sont mentionnées sont essentiellement celles dont on est sorti vainqueurs. Cette vision très antihistorique  fait l’impasse sur des pans entiers de l’Histoire, notamment sur les guerres coloniales. Il y a au total environ 400 mentions entre Guerre d’Algérie, colonisation, colonialisme,… si on prend toutes les occurrences. Sur 5 823 jeunes scolarisés en France, ce n’est pas beaucoup.

ToutEduc : Du côté de la Réunion, les réponses sont-elles un peu différentes ?

Françoise Lantheaume : Les récits des élèves de l'île de la Réunion sont très intéressants. Quatre points peuvent être notes. Le premier est que les élèves partagent le récit nationalisé commun. Mais il y a quelques spécificités, notamment une description de l’Histoire de la Réunion tournée vers la description géographique (la beauté des paysages) et la culture, avec un accent mis sur le métissage, comme une valeur positive, comme quelque chose qui caractérise la Réunion. Le troisième point, ce sont les élèves de la Réunion qui citent le plus souvent l’esclavage puisqu’il y a plus de 30% d’élèves qui le citent. Mais ils n’en parlent pas sur le mode du ressentiment. Par exemple ils valorisent les esclaves marrons, ceux qui se sont enfuis. Ils valorisent des personnages, des bons et des méchants esclavagistes, des personnages un peu mythiques aussi, ceux qui ont libéré leurs esclaves, d’autres qui ont été horribles. C’est considéré comme appartenant au passé: "Il y a le métissage et on est sur la plus belle île du Monde", pourrait-on résumer. Enfin, dernier point : à la Réunion, la dimension sociale est un peu plus manifeste dans les récits. 

ToutEduc : Un étonnement pour terminer ?

Françoise Lantheaume : Ce qui m’étonne beaucoup c’est l’obsession de certains journalistes pour les personnages (que citent spontanément les élèves, ndlr). Ils sont focalisés sur les personnages. C’est un travail de 4 ans, international, d’une vingtaine de chercheurs et certains journalistes ramènent tout à "quels sont les personnages ?...".

"Le récit du commun, L’histoire nationale racontée par les élèves", sous la direction de Françoise Lantheaume et Jocelyn Létourneau, Presses universitaires de Lyon, 240 p., 18€ (ici)

Propos recueillis par Claude Baudoin, relus et amendés par Françoise Lantheaume

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