La neuroéducation, une science jeune, naturellement controversée. (Les Cahiers pédagogiques).
Paru dans Scolaire le mercredi 17 février 2016.
"Le marché japonais en est arrivé à proposer des bananes cultivées avec l’aide de la musique de Mozart, ‘les bananes Mozart’ : plus douces que les autres selon leur producteur, et du saké brassé sur les notes de la musique classique où Mozart l’emporte encore une fois sur Bach, Beethoven, et la musique de jazz." Dans un article des Cahiers pédagogiques de février dont le dossier est intitulé "Neurosciences et pédagogie", Elena Pasquinelli, chercheure en philosophie et en sciences cognitives, s’insurge contre les "neuromythes".
Professeure à l’Ecole normale supérieure et membre de "la main à la pâte", elle relate une expérience menée en 1993 par trois chercheurs américains qui ont mesuré les effets cognitifs positifs de l’écoute de Mozart. Un "effet Mozart" dont les médias se sont immédiatement emparés jusqu’à ce que le gouverneur de la Géorgie demande en 1998, 105 000 dollars pour la production et la distribution de musique classique aux nouvelles mères, afin qu’elles la fassent écouter à leurs enfants. Un effet sur le QI que d’autres laboratoires n’ont jamais été en mesure de reproduire.
Ne pas subir les connaissances scientifiques
Face à ces "neuromythes", Elena Pasquinelli recommande aux enseignants de "ne pas subir ou importer passivement les connaissances scientifiques, mais de se les approprier dans la mesure où elles leur sont utiles". C’est la conclusion à laquelle arrivent nombre de contributeurs à ce dossier très documenté des Cahiers pédagogiques sur les liens entre les neurosciences et la pédagogie.
Pour Jean-Michel Zakhartchouk, professeur de français honoraire et Nicole Bouin, professeure de lettres-histoire en lycée professionnel, coordonnateurs du dossier, il s’agissait de lancer le débat : "A l’heure où se développent les travaux qui nous permettent d’en savoir plus sur notre fonctionnement cognitif, il est temps que les Cahiers s’emparent de cette thématique". Abordant "les relations complexes et orageuses entre les (neuro) sciences cognitives et l’enseignement", les différents contributeurs font notamment état des dernières découvertes sur le fonctionnement du cerveau qui pourraient être utiles aux enseignants.
Tenir compte des avancées
Olivier Houdé, professeur à la Sorbonne et directeur du Laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant au CNRS, souligne par exemple les avancées de l’imagerie cérébrale qui "a permis de démontrer l’existence, chez l’enfant comme chez l’adulte, de deux formes complémentaires d’apprentissage neurocognitif : l’automatisation par la pratique et le contrôle par l’inhibition." Il constate qu’à l’école, "depuis toujours, on apprend surtout par la répétition, la pratique et l’automatisation. C’est très bien mais le cerveau des élèves doit aussi apprendre à raisonner par le schéma inverse : inhiber ses automatismes."
"L’inhibition est, en effet une forme de contrôle attentionnel et comportemental qui permet aux enfants de résister aux habitudes ou automatisme, aux tentations, distractions ou interférences et de s’adapter aux situations complexes par la flexibilité", souligne-t-il. "C’est un signe d’intelligence. Le défaut d’inhibition peut expliquer les difficultés d’apprentissage (erreurs, biais de raisonnement) et d’adaptation tant cognitive que sociale".
Se méfier des excès
Bruno della Chiesa, enseignant chercheur à la Harvard University Graduate School of Education, après avoir constaté la fin du "neuroscepticisme", met en garde les "neuroaccros" contre les "neurocharlatants", "neurotrafiquants" et "neuromanipulateurs". Il dénonce les "soi-disant experts (comme de juste autoproclamés), qui abreuvent qui veut les entendre de leurs délires, et balancent sur le marché leur camelote sous la forme de prétendus ‘programmes de formation’ de ‘cours clés en main’ (en ligne ou non)".
"La neuroéducation est une science jeune, naturellement controversée, heureusement en débat", commentent les coordonnateurs du dossier. "Nous avons voulu contribuer à ce débat du point de vue des enseignants qui cherchent à explorer toutes les pistes susceptibles de nourrir leur pratique tout en restant prudents, en particulier en rappelant que cet éclairage s’ajoute à tous les autres et n’en remplace aucun."
Cahiers pédagogiques, n° 527, février 2016, 10€