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Mineurs étrangers isolés : les rapports entre la justice des enfants et la justice administrative (une analyse exclusive d'A. Legrand)

Paru dans Scolaire, Périscolaire, Justice, Orientation le vendredi 20 novembre 2015.

La dualité juridictionnelle existant en France (coexistence de deux ordres différents de juridictions, judiciaires d’un côté, administratives de l’autre) pose souvent de délicats problèmes de frontière. Plusieurs décisions récentes concernant la situation des mineurs étrangers isolés, et en particulier une ordonnance du juge des référés du Conseil d’Etat, rendue le 22 septembre 2015, en apportent un nouveau témoignage. Cette ordonnance confirme en effet la possibilité du juge administratif des référés d’intervenir pour faire exécuter une décision du juge des enfants ordonnant à un département de prendre en charge un mineur étranger isolé.

En principe, la séparation des pouvoirs interdit au juge administratif de s’immiscer dans le fonctionnement du service public judiciaire. Tout ce qui se rattache à l’activité juridictionnelle des tribunaux judiciaires échappe à la compétence des juridictions administratives et, en particulier, les actes d’exécution des décisions rendues par les juridictions de l’ordre administratif. C’est donc en dérogation à ce principe que la présente décision indique que "les conclusions d’un requérant tendant à ce qu’il soit enjoint à l’autorité départementale de fournir un hébergement et de mettre en œuvre la prise en charge ordonnée par le juge judiciaire ne sont pas manifestement insusceptibles de se rattacher à un litige relevant de la compétence du juge administratif".

Une incidente

Un mineur isolé, de nationalité malienne, avait demandé au département du Nord le bénéfice du dispositif de prise en charge des mineurs étrangers isolés. Cette demande ayant été rejetée, il avait saisi le tribunal pour enfants, qui avait rendu un jugement en assistance éducative ordonnant son placement à l’aide sociale à l’enfance, puis, devant l’inaction du département, demandé au tribunal administratif qu’il soit enjoint à ce dernier de lui fournir un hébergement. Le juge des référés ayant fait droit à sa demande, le département du Nord a interjeté appel devant le Conseil d’Etat.

L’arrêt rendu au fond par ce dernier ne présente guère d’intérêt : au moment où il a été rendu, le département avait cessé de contester l’obligation qui lui incombait : l’hébergement avait été accordé et le Conseil a, tout naturellement, conclu au non lieu à statuer. En revanche, comme souvent, c’est une incidente au sein de l’arrêt qui mérite attention : en reconnaissant la compétence du juge administratif des référés, le Conseil confirme en effet une position qu’il avait déjà adoptée dans une décision rendue le 12 mars 2014.

En cas d'urgence

Dans cette affaire, un mineur de nationalité nigérienne était entré en France en provenance de Côte d’Ivoire et avait été pris en.charge par le dispositif national de protection des mineurs étrangers isolés Après diverses péripéties, il avait été confié, par ordonnance d’un juge des enfants, au département de Loire-Atlantique ; celui-ci n’ayant pris aucune mesure, le mineur s’était adressé en référé au TA de Nantes, qui avait rejeté son recours, motif pris de l’incompétence de la juridiction administrative en pareil cas. Saisi en appel, le Conseil d’Etat avait annulé l’ordonnance du TA et indiqué qu’un mineur peut être recevable à saisir le juge administratif des référés, lorsque des circonstances particulières justifient que ce dernier ordonne une mesure urgente.

En l’espèce, faute d’avoir obtenu la prise en charge ordonnée par le juge des enfants, le mineur, seul, sans ressources et ne maîtrisant pas la langue française, avait trouvé refuge dans un "habitat collectif précaire" (en fait un squat), où il avait fait l’objet de sévices ayant entraîné la pose d’orthèse et des soins de kinésithérapie. Rappelant qu’une carence caractérisée dans l’obligation de mettre en œuvre le droit à l’hébergement reconnu à toute personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique et sociale peut faire apparaître une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, lorsqu’elle entraîne des conséquences graves pour la personne intéressée, le Conseil avait enjoint sous astreinte au président du conseil général de fournir un hébergement dans les plus brefs délais.

Les deux recours ne sont pas concurrents

Reconnaître la compétence du juge administratif des référés présente un intérêt évident. Cette procédure est d’abord beaucoup plus rapide que toutes celles qui font réintervenir la juridiction des enfants. A titre d’exemple, dans l’affaire de 2014, l’ordonnance du juge des enfants datait du 10 février, le TA avait été saisi en référé le 27 février ; il avait rendu sa décision le 28 et, saisi en appel ; le Conseil d’Etat avait rendu son ordonnance, accompagnée d’une injonction le 12 mars. Dans celle de 2015, décision du tribunal des enfants en date du 5 août ; ordonnance du TA le 28 août et ordonnance du Conseil d’Etat le 22 septembre, le requérant ayant obtenu en fait son hébergement dès le 2 septembre. En outre, comme on l’a déjà dit, la décision de référé peut être assortie d’une injonction, ce qui en fait une arme particulièrement efficace.

Les deux recours – juge des enfants et juge administratif des référés – ne sont pour autant pas concurrents ; ils sont complémentaires, et un requérant ne peut pas intenter un recours en référé si le juge des enfants n’a pas reconnu préalablement qu’il disposait bien d’un droit à la prise en charge. C’est ce que montre une décision rendue par le Conseil d’Etat le 1er juillet 2015. Une jeune fille, qui indiquait être âgée de 16 ans, être née à Kinshasa et ne pas avoir de famille en France, demandait son admission à l’aide sociale à l’enfance. Le président du conseil général du Nord, qui contestait à la fois la minorité et l’isolement de l’intéressée, avait refusé d’examiner la demande, alors qu’il aurait dû saisir le juge des enfants pour permettre à ce dernier de se prononcer sur l’existence ou non du droit. Or, rappelle le Conseil d’Etat, si le président du conseil général refuse de saisir l’autorité judiciaire, notamment lorsqu’il estime que le jeune a atteint la majorité, celui-ci peut saisir le juge des enfants pour obtenir son admission. Au lieu de se conformer à cette règle, l’intéressée avait préféré aller directement devant le juge administratif, sans doute parce qu’elle espérait obtenir plus vite une injonction.

Mais le Conseil d’Etat a estimé que les deux recours ne sont pas interchangeables : le fait que la jeune fille mineure disposait devant le juge des enfants d’une voie de recours pour faire reconnaître son droit s’opposait à toute action directe devant le juge administratif.. Ce n’est que si le juge des enfants s’est prononcé favorablement que le mineur isolé pourra s’adresser au juge administratif, soit en excès de pouvoir, soit en référé, pour contester le refus d’exécution. Dans le cas contraire, il doit suivre la procédure prévue et ne peut pas utiliser de court circuit.

 

André Legrand

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