L'interdisciplinarité peine à investir l'École : un dossier de l'IFÉ analyse les freins au développement des "éducations à"
Paru dans Scolaire le mardi 07 avril 2015.
Difficile ouverture des disciplines scolaires aux attentes transversales liée à une tradition centrée sur l'enseignement et les disciplines, plus que sur les élèves et les contenus à apprendre, absence de politique nationale volontariste: ce sont deux des freins au développement de l'interdisciplinarité à l'École, relevés dans le centième dossier de veille de l'Institut français de l'Éducation (IFÉ). Une interdisciplinarité pourtant attendue notamment dans toutes les "éducation à", parce que celles-ci sont thématiques et non disciplinaires, et parmi lesquelles figurent l’éducation à la citoyenneté, l'éducation à la santé, au développement durable, au patrimoine, ou encore à l'information. Ces "éducations à" ont pour vocation de permettre aux élèves "de se comporter en citoyens à part entière, notamment à travers des dispositifs permettant la prise de parole ou de responsabilité responsabilité, comme les 'débats didactisés', les travaux personnels encadrés (TPE), les itinéraires de découverte (IDD)"...
L'auteure du dossier, Catherine Reverdy, chargée d'étude et de recherche au service Veille et Analyses de l'IFÉ, observe ainsi que, si de manière théorique les curriculums semblent avoir intégré les ouvertures sociales demandées et que les "éducations à" sont bien présentes sous forme d'une matière séparée ou comme thématique transversale du curriculum, "la politique éducative hésite toujours entre une structuration disciplinaire et un parcours curriculaire".
Manque de formation des enseignants
Le manque de formation des enseignants semble être un premier frein à la mise en place des attentes transversales, note-t-elle, alors qu' "on réussit à faire de l'interdisciplinarité en la pratiquant et en ayant des formations spécifiques". En particulier pour les "éducations à" qui abordent des contenus complexes puisqu'elles ont une relation étroite avec des questions socialement vives et doivent donc accorder une place importante aux valeurs que la société souhaite promouvoir. Ce manque de formation ne touche pas que la France: un rapport d'Eurydice (2012) observe que, suite à l'introduction de l'éducation à la citoyenneté dans les curriculums européens, la formation initiale des enseignants n'a été modifiée que pour deux pays seulement.
Ce modèle "de professionnalité dominant dans l’enseignement secondaire, caractérisé par une forte présence davantage disciplinaire que didactique ou pédagogique dans la formation" explique la persistance d' "une forte conscience disciplinaire", voire d' "une affinité disciplinaire". Cette tendance est certainement à l'origine, par exemple, du déséquilibre observé dans l'éducation au développement durable (EDD) "entre le poids des sciences de la nature, très prégnantes, et celui des sciences sociales, en retrait alors qu’elles sont très impliquées dans l'EDD". Du côté des enseignants, l'auteure observe aussi "une absence ou une insuffisance de réflexion ou de connaissances sur les finalités éducatives attribuées à chaque discipline par l'institution, sur les concepts qu'elles utilisent, sur leurs méthodes, sur leurs évolutions récentes".
Freins culturels et peur de prendre des risques du côté des enseignants
Les représentations des enseignants semblent aussi influer. "L'élève doit être pris dans sa globalité pour l'éducation à la citoyenneté, mais les enseignants ne sont pas enclins à penser l'élève hors de la classe", analyse Catherine Reverdy. L'organisation de l'établissement reste d'ailleurs, précise-t-elle encore, "souvent centrée sur la classe comme 'unité cellulaire du travail', ou sur les 'modalités de structuration des disciplines' qui n’ont pas évolué, alors que les contenus des matières ont changé et les frontières disciplinaires se sont remodelées".
Autres difficultés relevées, l'absence d'engagement des enseignants et une certaine incapacité à prendre des risques: certains n'osent pas s' "aventurer sur un terrain social et politique plutôt inconnu et qui peut s’avérer 'glissant' ", alors que d'autres, en ce qui concerne en particulier la mission d'éducation à la santé, ne se sentent pas "investis" "ou en ont une vision qui dépend de leur statut".
Manque de cadrage national
Autre niveau de difficulté pointé, et ce dans beaucoup de pays, un "manque de soutien au niveau national". En Espagne, par exemple, l'absence d'une "volonté politique forte" serait à l'origine des difficultés d'implantation de l'éducation à la sexualité, alors même qu'elle est prévue dans les lois sur l'école depuis 1990. Des chercheurs observent des lacunes en matière de formation des enseignants sur ces questions et une insuffisance de ressources pédagogiques.
Pour autant, si l'échelon national apparaît "important pour impulser une politique volontariste sur ces questions transversales", Catherine Reverdy estime que "c'est au niveau de l'établissement ou de l'environnement local que peuvent se développer des initiatives, des projets qui fédèrent les équipes, encouragent un meilleur engagement de la part des enseignants". À ce niveau là, c'est, selon elle, le projet d'établissement qui peut constituer "un moyen d’encourager les initiatives, par exemple en y inscrivant les questions socialement vives et en soutenant les enseignants". C'est aussi au niveau de l'établissement "que peut se créer une société à taille humaine qui reproduise les débats sociétaux et donne l'habitude de l'engagement aux élèves". Pour autant, "la prise de parole des élèves n’est pas souvent favorisée ou prise en compte dans les instances créées pourtant pour cela", remarque-t-elle encore.
Le dossier de veille, ici
Camille Pons