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P. Meirieu : dépasser la querelle des pédagogues et des anti-pédagogues, pour que le rêve fasse tenir l’éducation

Paru dans Scolaire le samedi 10 janvier 2015.

Philippe Meirieu prend sa retraite de professeur en sciences de l’éducation, et le colloque organisé à Lyon-II*, "Condition(s) enseignantes, conditions pour enseigner" a été pour lui l’occasion de donner une dernière conférence en tant que professeur dans son université. Titrée "Richesses et limites de l’approche par compétences du métier d’enseignant", elle lui a permis de revenir longuement sur la querelle des pédagogues et des anti-pédagogues pour en proposer un dépassement, au risque de surprendre ses amis.

Il souligne d’abord que "la notion de compétence n’est pas véritablement stabilisée", et que les deux textes, de 2010 et 2013, qui listent les compétences attendues des enseignants sont "peu lisibles". Ce sont d’ailleurs manifestement les fruits de compromis entre les diverses instances chargées de les rédiger. Il rappelle aussi comment la notion de "pédagogie traditionnelle" s’est construite en réaction à la "pédagogie nouvelle", en affirmant que " les savoirs sont à eux-mêmes leur propre pédagogie". Mais il distingue trois types de réalité que peut désigner ce concept. Ce peut être "un ensemble de pratiques routinières", fondées sur le triptyque distribution du savoir – exercices d’application – récompense ou sanction : "c’est pratique, économique, ça permet de ne pas trop s’interroger sur caractère sélectif ou non..." du système scolaire. Seconde conception, celle qui remonte au Xvème siècle, avec un maître qui occupe une position centrale, un savoir coupé de la vie, un modèle charismatique. C’est le modèle qu’a choisi Guizot, choix confirmé par Jules Ferry, et qui a donné la forme scolaire que nous connaissons aujourd’hui. Mais ce concept de tradition renvoie aussi au système de pensée qu’a formalisé dans les années 80 le doyen (ou l’ancien doyen) de l’inspection générale de philosophie. Philippe Meirieu cite les troix axiomes qui sont au fondement de cet argumentaire à destination des anti-pédagogues (voir le site des Cahiers pédagogique, ici) et il révèle qu’il a longuement débattu avec Jacques Muglioni peu de temps avant son décès (en janvier 1996, ndlr). C’est un épisode peu connu, même si l’essentiel de ces discussions a été publié dans Vendredi, le magazine du Parti socialiste à l’époque.

Un dialogue fécond avec J. Muglioni

"Je crois l’avoir destabilisé parfois. J’avoue avoir été séduit." Pour Jacques Muglioni, le savoir est à lui-même sa propre pédagogie et l’intérêt (de l’élève) ne précède pas l’enseignement, "la seule pédagogie, c’est la pensée qui s’expose.". Et Philippe Meirieu de commenter : "Il y a dans cette thèse quelque chose de salutaire, c’est dans le savoir lui-même, en l’explorant sans cesse, qu’on l’enseigne le mieux. On partage la genèse, la structure et le sens de la connaissance." Le pédagogue estime qu’il faut alors se poser une autre question : à quelles conditions le savoir peut-il être à lui-même sa propre pédagogie? Il en voit trois, et J. Muglioni était d’accord pour la première, "accepter la résistance de l’autre à mon propre enseignement , sans destituer ni l’autre ni moi comme éducateur." Il était plus réservé sur la seconde, "disposer de grilles de lecture de cette résistance". Philippe Meirieu détaille, les obstacles peuvent être épistémologiques, une idée que l’ancien doyen acceptait, mais ils peuvent aussi être psychologiques, et depuis, les psychiatres spécialistes de l’adolescence ont bien montré que certains élèves "échouent parce que leur échec est la seule chose qu’ils peuvent réussir". Ils peuvent aussi être sociologiques puisqu’il n’y a plus de superposition entre le projet de l’institution et celui de ses acteurs. Ils sont même d’ordre ontologique, du fait de la "double dissymétrie, du savoir et du désir" (on ne peut désirer un savoir qu’on ne connaît pas, mais le désir du savoir est la condition de son appropriation, ndlr).

Et c’est sans doute sur les conséquences de cette description des obstacles que les deux interlocuteurs divergent. Pour l’ancien doyen, "le savoir restait la seule issue de formation à la liberté" et "la notion de dispositif lui était étrangère". Pour Philippe Meirieu au contraire, l’enseignant doit "se demander ce qu’il a à faire pour générer un dispositif dans lequel des interactions permettront à l’élève d’apprendre". D’où l’idée d’une formation professionnelle des enseignants, une idée "intolérable" pour Jacques Muglioni.

"L'enseignant est un savant"

Et pourtant, prolongeant en quelque sorte la discussion, le pédagogue se défend, « il est absurde d’opposer la notion de compétences professionnelles à la notion de savoirs. "L’enseignant est un savant." Même s’il n’est pas nécessairement au courant des dernières avancées de la science dans son domaine, il interroge constamment un savoir non réifié, et cette "exploration permanente" lui permet de mieux le transmettre... "On n’enseigne pas simplement un savoir, mais un rapport au savoir." L’enseignant n’est pas seulement un sachant, il est aussi compétent.

Reste à définir cette notion de compétence. L’orateur donne plusieurs définitions, et se souvient de l’origine juridique de ce concept, "le pouvoir d’agir dans un cadre donné". Il s’agit de mobiliser des moyens dans un contexte particulier. "Nous ne sommes plus dans la dimension charismatique."

Il faut toutefois se méfier. Philippe Meirieu prend l’exemple du patinage. On peut examiner une performance sous l’angle artistique, voir quel principe génère un ensemble de gestes, au risque d’en rester à l’intention. On peut aussi décomposer chacun des mouvements, "segmenter l’action" du patineur, détailler "des microcompétences isolables", au risque d’une "conception béhavioriste". Autrement dit, faut-il former les enseignants "à organiser des comportements acquis" (ces microcompétences) ou lui permettre d’ "intérioriser des principes organisateurs"? Ni l’un, ni l’autre, ce sont "deux impasses". Le travail de l’enseignant ne peut se résumer "à un ensemble de compétences standardisées". Le travail prescrit ne correspond d’ailleurs jamais, dans aucun métier, au travail réel, et "si les gens faisaient ce qu’on leur dit de faire, ça ne marcherait pas, c’est parce que les gens transgressent que le système marche." Certains savoirs professionnels ne sont d’ailleurs pas formalisables, et chacun mêle en permanence "différents registres d’action", des routines, des gestes issus d’une discussion avec un collègue et d’autres qui sont le fruit d’une délibération. C’est "un ensemble qui s’entrelace en permanence" et qui suppose "une métacompétence", celle "du praticien réflexif, qui y voit clair sur son projet".

Ne pas se contenter des bonnes intentions

Il faut donc éviter de "s’enfermer dans l’ineffable" et se contenter des "bonnes intentions", au risque de "se payer de mots", du genre "l’épanouissement des élèves", "le développement de l’esprit critique". Mais il faut aussi éviter un autre écueil, celui du "mesurage" de chacun des gestes professionnels. Il s’agit au contraire de s’inscrire dans un collectif. Philippe Meirieu évoque "une conjuration de la solitude" qui "devient une souffrance, lourde". On a besoin de "faire un peu pareil que les autres".

Le métier n’est donc ni "une juxtaposition de compétences standardisées", ni un ensemble d'intentions. Et "les référentiels professionnels se tirent mal de ça", ils mettent sur le même plan "des énoncés très généraux" et généreux, du type développement de l’esprit critique et "des éléments du type savoir remplir des bulletins trimestriels" !

"On peut pourtant dépasser cette énumération" si la démarche de formation professionnelle permet de construire "la continuité des finalités et des pratiques". Cette continuité, cette recherche de la cohérence ne concerne d’ailleurs pas que l’individu, mais l’institution elle même, qui prétend par exemple lutter contre les discriminations, mais qui fonde l’orientation des filles mais des stéréotypes de genre. Or ce qui fait tenir debout une institution, c’est la cohérence des finalités et des pratiques. Cette "cohérence est authentiquement instituante". Et c’est la créativité des acteurs qui permet de restaurer cette continuité.

Socrate et Bachelard

Mais le pédagogue, qui arrive à la conclusion de cette conférence manifestement importante pour lui, change alors de registre. "Rien n’est plus subversif que l’interrogation socratique, pourquoi ne faites-vous pas ce que vous annoncez ?" Le système scolaire peut être organisé selon deux modèles, le pilotage par les résultats, ce qui répond aux principes du libéralisme, à la fois mise en concurrence et contrôle technocratique, ou le développement et l’encouragement à la créativité des acteurs. Or "la notion de compétences peut être mobilisée dans ces deux modèles".

Philippe Meirieu concède qu’on ne peut sans doute pas "se débarrasser" du "progressisme administratif" qui passe par "la définition de projets, la mobilisation des acteurs, la définition d’objectifs" , etc., mais qu’on ne doit pas s’y laisser enfermer, et qu’il faut toujours se souvenir, avec Bachelard, que "les intérêts les plus puissants sont les intérêts qu’on rêve, les intérêts fabuleux".

* Organisé par le laboratoire "Education, cultures, politiques" et l'ISPEF (Institut des sciences et pratiques de l'éducation et de la formation)

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