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Réouverture : quelle responsabilité pour les élus, les personnels de direction, les enseignants ? (analyse d'A. Legrand)

Paru dans Petite enfance, Scolaire, Périscolaire le vendredi 15 mai 2020.

La question de la responsabilité des élus locaux et, plus généralement, celle des responsables administratifs, a fait l’objet d’un profond renouvellement lors de l’apparition du nouveau code pénal en 1992.

Traditionnellement, les règles étaient claires : il y avait des règles spéciales pour les enseignants et assimilés, qui étaient fixées par la loi du 5 avril 1937, votée à l’initiative de Jean Zay (article L. 911-3 du code de l’éducation). Lorsque des dommages sont causés, en raison d’un défaut de surveillance, par un fait ou à l’occasion d’un fait commis par les élèves ou étudiants confiés à des personnels de l’EN ou au détriment de ces élèves ou étudiants, la responsabilité de l’Etat est substituée à celle de ces membres et ceux-ci ne peuvent jamais être mis en cause devant les tribunaux civils par la victime ou ses représentants. Leur responsabilité éventuelle ne pourra, le cas échéant, n’être engagée qu’à l’occasion d’une action récursoire laissée à l’initiative du seul Etat. La jurisprudence a donné une extension très large à ces dispositions en étendant par exemple leur application aux maîtres des établissements sous contrat et à de nombreuses activités périscolaires.

D’autres cas de responsabilité étaient en revanche traités dans le cadre des dispositions du droit commun, tels ceux causés par une mauvaise organisation ou un mauvais fonctionnement du service. Depuis 1873, cependant, la jurisprudence avait établi une distinction entre deux types de fautes, la faute personnelle, résultant du fait de l’agent et engageant sa responsabilité et la faute du service ou de service, qui engageait celle de la personne publique. Mais, en admettant de plus en plus les hypothèses de rattachement de la faute personnelle au service (par exemple lorsque c’était ce dernier qui avait permis à l’auteur du dommage de rencontrer la victime, ou lorsque c’était lui qui avait fourni l’instrument du dommage à son auteur) et en développant les théories du cumul de fautes ou de responsabilités, même lorsque la faute était commise hors service, les juges avaient augmenté de façon importante les hypothèses où, bien que personnelles, des fautes engageaient la responsabilité du service.

Les règles qui tendaient à empêcher le face-à-face direct entre la victime et l’auteur du dommage ont en partie été contournées ces dernières années sous l’effet de l’évolution des esprits. La jurisprudence sur la responsabilité des agents publics s’était largement libéralisée en raison d’une idée-force, selon laquelle il fallait faciliter l’indemnisation des victimes pour les consoler et les dissuader d’engager des poursuites judiciaires. Mais de plus en plus, dans l’esprit public et celui des victimes qui estimaient insuffisant le recours à l’indemnisation, un nouveau sentiment s’est développé, visant à "punir les coupables". Comme l’exprime actuellement un slogan affiché sur certains murs de l’espace public, "ni oubli ni pardon". On a donc vu se développer la pratique des actions pénales engagées contre des responsables publics, l’un des premiers exemples en matière d’enseignement ayant sans doute été, à la fin des années 90, la mise en cause d’une proviseure de la région parisienne à la suite du décès d’un élève causé par la chute d’un panneau de basket mal entretenu.

C’est dans ce contexte que sont apparues les nouvelles règles du code pénal, qui étendaient le champ des délits non intentionnels : les lois de 1992 introduisaient dans le code pénal un article 121-3 (avec des déclinaisons dans le code général des collectivités territoriales et au sein de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires) qui prévoyait que s’il n’y avait "pas crime ou délit sans volonté de le commettre, toutefois, lorsque la loi le prévoit, il y a délit en cas d’imprudence, de négligence ou de mise en danger de la vie d’autrui". Toute faute, même vénielle, devenait donc susceptible de devenir source de responsabilité pénale.

Le caractère imprécis de ces dispositions et l’accélération de la fréquence des actions judiciaires avaient conduit les maires à réclamer une modification de la loi. Après le vote, jugé insuffisant, d’une loi du 13 mai 1996 qui donnait une définition plus précise de la faute involontaire, c’est finalement la loi du 10 juillet 2000, dite loi Fauchon, qui a rétabli le calme en introduisant dans l’article cité les deux alinéas suivants : "Il y a également délit, lorsque la loi le prévoit, en cas de faute d'imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, s'il est établi que l'auteur des faits n'a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait". "Dans le cas prévu par l'alinéa qui précède, les personnes physiques qui n'ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n'ont pas pris les mesures permettant de l'éviter, sont responsables pénalement s'il est établi qu'elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'elles ne pouvaient ignorer". Le cas des élus locaux rentre dans l’hypothèse visée par ce dernier alinéa, celle des personnes n’ayant pas directement causé le dommage.

La loi dissocie le régime de responsabilité pénale des personnes morales et celui des personnes physiques qui en sont les organes ou les représentants. Pour ces dernières, la responsabilité pénale ne peut être engagée en cas de délits non intentionnels qu’à la condition que trois éléments soient réunis : l’existence d’une "faute délibérée", résultant d’une violation, en pleine connaissance de cause, d’une obligation précise de prudence ou de sécurité définie par un texte, ou d’une "faute caractérisée", c’est-à-dire une faute non ordinaire, manquant de façon évidente à des obligations non écrites de prudence. Il faut, en outre, dans ce dernier cas, que cette faute expose autrui à un risque que l’auteur ne pouvait ignorer. Enfin ce risque doit présenter une particulière gravité.

Si l’on fait application de ces principes et de ces règles aux risques générés par la réouverture des écoles pendant l’épidémie de covid 19, on peut facilement conclure que les enseignants ne sont guère menacés : en matière civile, ils sont protégés par la loi de 1937 (art. L. 911-4 du code). En matière pénale, il faudrait qu’ils se rendent coupables d’une violation délibérée de leurs obligations de précaution, par exemple en refusant systématiquement de respecter les règles minimales d’hygiène et de sécurité pour que leur responsabilité soit engagée. S’agissant des chefs d’établissements, les constatations sont sensiblement les mêmes : il faut rappeler qu’ils ne sont pas les employeurs des personnels, ni dans l’enseignement secondaire public, ni dans l’enseignement privé sous contrat et qu’ils échappent largement de ce fait aux obligations qui pèsent sur cette catégorie. En cas de contamination du personnel, c’est donc, sauf faute délibérée ou caractérisée du chef d’établissement, une collectivité publique qui sera en cause.

C’est surtout chez les élus locaux que les risques provoqués par l’apparition du coronavirus ont provoqué de nouvelles inquiétudes, et en particulier chez les maires, qui craignent des recours, en particulier à l’occasion de la réouverture des écoles, et qui, s’interrogeant sur le degré de protection de la loi Fauchon, spécialement à propos des règles concernant la faute caractérisée (exposition d’autrui à un risque d’une particulière gravité qui ne pouvait être ignoré), ont réclamé de nouvelles mesures protectrices. Ces craintes ont été jugées excessives par certains, en particulier le Premier ministre, qui, soulignant que les juges apprécient toujours la situation in concreto, exprimaient au contraire leur répugnance à voir adopter des mesures qui pouvaient apparaître comme une amnistie préventive des élus.

C’est pourtant pour y répondre que, sous la pression du Sénat et en particulier de son groupe LR, le Parlement a adopté l’article de la loi n° 2020-541 du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions, qui ajoute un article L. 3136-2 au code de la santé publique : "L'article 121-3 du code pénal est applicable en tenant compte des compétences, du pouvoir et des moyens dont disposait l'auteur des faits dans la situation de crise ayant justifié l'état d'urgence sanitaire, ainsi que de la nature de ses missions ou de ses fonctions, notamment en tant qu'autorité locale ou employeur."

Le jugement porté sur ces nouvelles dispositions est très variable, entre la satisfaction exprimée par le sénateur Bruno Retailleau et la critique acerbe de l’ex-député socialiste René Dosière, coauteur de la loi Fauchon, qui manifeste au contraire une certaine aigreur devant ce qu’il considère comme une complication inutile susceptible de porter atteinte à l’équilibre auquel cette loi était parvenue.

André Legrand

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