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Une ode à l'inclassable Deligny (La vie des idées)

Paru dans Périscolaire le vendredi 10 mars 2023.

“Inassimilable“ selon certains, “inclassable“ pour d'autres, Pascal Séverac se demande comment établir un portrait sincère de Fernand Deligny, un homme qui cultivait “l’art d’être hors sujet“. Celui qui fut tout à la fois éducateur, écrivain, penseur, conteur, poète et scénariste fut toute sa vie aux côtés d’enfants ou d’adolescents en marge “auprès desquels, selon les circonstances, il élabore des tentatives pour tisser du lien“, poursuit le philosophe.

Rééducation

Asile d’Armentières, Centre d’Observation et de Triage, Grande Cordée, La Borde ou encore Monoblet.. Partout et de tout temps, Fernand Deligny fut hors système, que ce soit à l'intérieur comme à l'extérieur de celui-ci. Pour Pascal Séverac, il a en effet “substitué à la rééducation disciplinaire, entendue comme retour à la norme, une rééducation de la sensibilité qui se déprend de la notion de sujet, bon ou mauvais“.

Par exemple, Deligny s’inscrit en faux contre “l’idéologie de l’enfance“ qui prévaut au sortir de la guerre, combinant une approche techniciste (juridique et médicale) du secteur sanitaire et social, une psychologisation des comportements et des actes (allant de pair avec un naturalisme -les enfants dangereux ont une nature défectueuse à rectifier), et un idéal familialiste de bienfaisance. L’enfance “déficiente et en danger moral“, cette “enfance inadaptée“ doit “faire l’objet de ce redressement au cœur de l’idéal pétainiste de régénération de la France : la finalité est morale et utilitaire (il s’agit d’en faire de bons travailleurs)“.

“Créateur de circonstances“, Fernand Deligny oppose à cette vision une autre forme de “rééducation“, celle “de la sensibilité, presque au sens physiologique, comprise comme assouplissement des fonctions, réveil des capacités enkystées, sollicitation de l’action“. Il s'agit non plus d'empêcher les enfants de vagabonder, mais de leur donner les moyens de le faire efficacement, cette réanimation se faisant par de nouveaux exercices, au gré de nouvelles occasions. Ce qui compte alors, “ce ne sont pas les personnes, c’est l’activité“. Si Fernand Deligny crée son réseau, s'il quitte les institutions, c'est pour “réinventer le cadre“, pour “recréer du milieu“. Dans ce milieu, des ateliers sont mis en place, des sorties en ville sont autorisées, et les sanctions ont été supprimées. De la part des adultes, tous bénévoles, pas de discours moralisateur, pas de réprimande, juste des "observations".

Un “tracer“

Pour le philosophe, “si Deligny est un éducateur, c’est un éducateur sans pédagogie“ précise-t-il, et même si “sa pratique peut rappeler celle de Freinet (aménagement de l’espace, activités collectives, école hors les murs…)“, elle se caractérise avant tout “par la valorisation de l’occasion, du bon moment“, il s’agit avec presque rien de faire événement, de saisir la classe, de jouer avec ce banc un peu bancal pour créer un espace nouveau de pensée. Et que le récit se fasse à partir d’un ‘tracer‘ est décisif aux yeux de Deligny“.

Est évoquée l'idée d'une activité “sans sujet, et sans projet“, une activité “non intentionnelle, sans fin -ni but ni terme“. Fernand Deligny distingue l’activité du faire et celle de l’agir. Le premier “renvoie à une activité transitive et finalisée, polarisée par un objectif, et le plus souvent, en éducation, par l’ambition de réaliser une dynamique de subjectivation. Il s’agit de faire des enfants des sujets, sujets de l’autorité du maître, sujets disciplinés, mais aussi sujets conscients d’eux-mêmes et du monde, sujets enseignés, sujets apprenants, sujets développant leur esprit critique, et même, selon certains, ‘construisant‘ leur savoir.“

De son côté, Deligny quant à lui parie sur ce qu’il y a de non-sujet en nous, et donc d’anonyme. Il entend permettre “un agir intransitif, un agir pour rien (...), toutes les formes de relations non symboliques, dépourvues de sens, c’est-à-dire de direction et de signification“. C’est donc depuis Monoblet, continue Pascal Séverac, “ce lieu et cette vie commune avec ces enfants autistes qu’apparaît à Deligny ce mode d’être machinal, cet automatisme de l’activité, de ‘l’entre‘ dit-il parfois, et dont les expressions principales sont les actes de repérer et de tracer“ comme dans les exemples présentés de la cartographie ou du film.

Ce tracer, pour l'éducateur, “n’est pas de même nature que transcrire, parler, écrire, et tout ce qu’on voudra qui est du ressort du sujet“, il peut en revanche “nous prendre au dépourvu si tant est que nous acceptions que, pour ce qui nous concerne, être pourvu veut dire être possédé par une certaine culture, ensemble de systèmes, de signes, qu’en tant qu’individu nous trouvons à notre naissance. Il ne peut y échapper“, tandis que tracer peut être une faille dans cet “ordre” dénommé symbolique, une fêlure où quelque peu de nous peut s’y (re)trouver, comme par inadvertance.

Le Langage en question

Sont encore évoquées, chez l'enfant, les mémoires d’instinct (celle de l’agir primordial), et d’éducation (celle du faire qui constitue le sujet, l’homme, pas l’humain). La mémoire d’instinct, explique-t-il, est liée à l’appareil à tracer qu’est la puissance première, immanente, de l’individu comme membre de l’espèce : c’est une mémoire anonyme, collective, mémoire d’espèce qui est mémoire d’espace plus que de temps, mémoire des rapports plus que des choses. Aussi, elle ne passe pas par l’apprentissage des signes, mais par le repérage des liaisons, des connexions entre les choses.

Comment dès lors faire réseau, corps commun, “communauté“ avec ceux qui vivent de cette mémoire ? Deligny soupçonne certains éducateurs de faire de l’autisme une nouvelle cause, un nouveau parti, de le sacraliser, voire de le romantiser. Mais, “contrairement à ce que certains ont pu soutenir, le mutisme des autistes n’est pas un refus de parler – il relève bien plutôt d’un silence premier, sur lequel il n’y a sans doute pas grand-chose à dire“. Pourtant, Deligny voit paradoxalement (ou pas) le langage comme source de liberté, et selon lui, “il faut mener une bataille d’abord à l’intérieur du langage, de ce ‘pérorer qui nous incombe‘ : le tordre, le réinventer, afin notamment de le dé-subjectiver. D’où un usage fréquent des infinitifs pour dire ces agir essentiels qui se trament dans la nature comme chez les enfants.“

De son ami Janmari, autiste qui deviendra lui-même éducateur chez Deligny, il tirera conclusion qu'à l'évidence, “l’appareil psychique est tout autre chose qu’un appareil à langage, puisqu’il s’avère qu’il fonctionne sans ce matériau-là“, ce qui “prouve au moins que l’inné envahi, submergé, recouvert, enfoui, renié, vilipendé, ridiculisé, persiste à préluder, intact, comme un genou est un genou depuis toujours, comme les cinq doigts de la main.“

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