Est-il évident qu'il faille éduquer les enfants ? (ouvrage collectif)
Paru dans Scolaire le vendredi 07 octobre 2022.
"Faut-il éduquer les enfants ?" A cette question radicale, Auguste Thiers répondait "non", nous rappelle Jean-François Dupeyron (U. Montaigne), dans un ouvrage collectif consacré à "l'idéologie de l'éducation". Celui qui devait plus tard écraser la Commune déclarait en 1849 : "N'est-ce pas en général des ouvriers les plus instruits et qui gagnent le plus qui sont tout à la fois les plus déréglés dans leurs moeurs et dangereux pour la paix publique ? (...) Je dis et je soutiens que l'enseignement primaire ne doit pas être à la portée de tous. J'irai même jusqu'à dire que l'instruction est, selon moi, une commencement d'aisance, et que l'aisance n'est pas réservée à tous." Il ajoute qu'il est "effrayé de la propagation imprudente, exagérée de l'instruction primaire".
Mais indépendamment de cette déclaration politique, et polémique, ne faut-il pas interroger cette évidence, "il faut éduquer les enfants"? Est-ce "un invariant anthropologique", l'humain naissant inachevé et sa survie dépendant de son éducation, ou est-ce "un présupposé socio-historiquement déterminé" ? Pour répondre à cette question, Sophie Audidière et Antoine Janvier convoquent une vingtaine d'auteurs, pour la plupart philosophes pour engager "une démarche résolument critique de l'éducation" en partant "des expérimentations situées dans les contradictions et les failles de l'idéologie de l'éducation". Des pionnières qui ont pensé l'éducation des filles aux XVIIIème siècle, avec et contre Rousseau, aux lycées autogérés de Paris ou Saint-Nazaire, en passant par Tolstoï, Fourier, Bakounine, la Commune de Paris, Paul Robin, Ferdinand Buisson, John Dewey, Maria Montessori, Henri Wallon, Fernand Deligny..., l'ouvrage, un fort volume publié par l'ENS de Lyon, explore les marges et la pensée de ceux qui furent des précurseurs.
C'est ainsi que Fourier conçoit le projet "de l'éducation intégrale, censée développer toutes les facultés de l'individu", concept qui revient lorsque la Commune "entame la construction d'une école conforme à la foisonnante pensée ouvrière en éducation". La Commune eut d'ailleurs "le temps d'ouvrir quelques écoles professionnelles, dont une école d'art industriel pour jeunes filles". A propos de Ferdinand Buisson, Anne-Claire Husser évoque "une pédagogie de l'autonomie dans l'acception la plus kantienne du terme. Les pédagogues de la République ne manquent pas de rappeler que la liberté est l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite." Fernand Deligny, "passé par les principales institutions d'Etat traitant de l'enfance inadaptée", refuse "la fixation de l'individu" et "part d'une autre présupposé, celui de la plasticité de l'individu, ainsi que de sa capacité innée à réagir à un milieu", sans toutefois imaginer "la possibilité d'une transposition totale de l'individu d'un milieu à un autre"... C'est à ce prisme que les deux concepteurs de l'ouvrage nous invitent à "relire l'une des convictions fortes des Modernes", à savoir que "l'éducation peut tout, et tout transformer".
"Il faut éduquer les enfants, l'idéologie de l'éducation en question", collectif sous la direction de Sophie Audidière et Antoine Janvier, ENS éditions, 308 pages, 26 €, ou, gratuitement, sur le site books.openedition.org ici