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Le confinement : l'occasion d'une accélération vers une école "à la carte" (ouvrage collectif)

Paru dans Scolaire, Orientation le vendredi 11 septembre 2020.

"Dans le roman de Gabriel Garcia Márquez, L’amour aux temps du choléra, l’épidémie est la toile de fond d’un mal plus invisible, l’insatisfaction d’une passion qui ronge. En sera-t-il de même, avec le coronavirus, s’il devient non plus une métaphore mais le vecteur ou l’occasion d’une restriction réelle des objectifs de l’école unique et du système public d’éducation ?" C'est la question que posent "une quinzaine de chercheur.e.s en sciences sociales dans le domaine de l’éducation" avec l'ambition de "substituer à la sidération liée à l’irruption de la pandémie (...), la volonté d’essayer (...) d’examiner ce que cette séquence a 'fait' aux processus d’apprentissage, aux familles, aux élèves, au monde étudiant, aux enseignant.e.s, aux conseillers principaux d’éducation (CPE) mais aussi au personnel administratif". Stéphane Bonnéry et Étienne Douat ont coordonné L’Éducation aux temps du coronavirus.

Ils soulignent que le virus a révélé les "conditions dégradées, désormais structurelles, du système d’enseignement public" où les précaires sont "de plus en plus sous pression" et les titulaires "tendanciellement malmené.es et usé.es (...) par un empilement de réformes" auxquelles s'ajoute "une politique de non-mixité sociale". De plus, "ce qu’a présupposé la vision enchantée du dispositif 'ma classe à la maison' et de l’enseignement à distance, c’est que toutes les familles, indépendamment de leurs conditions, de leur logement, de leur charge de travail, de leur état de santé, de l’étendue de la fratrie ou de l’anxiété générée par le contexte mondial et national, pouvaient, dès ce lundi 17 mars, être au 'rendez-vous' que les enseignants ont été exhortés à fixer avec (elles)." La séquence "a probablement aussi été saisie comme une occasion d’accélérer et d’amplifier des projets politiques bien antérieurs à la 'crise' (...) d’accroissement de la sélection sociale et d’affaiblissement de l’Education nationale."

Voici des extraits significatifs de l'ouvrage.

En maternelle. "L’enquête montre que tous les inspecteurs et les inspectrices de l’Éducation nationale, et leurs équipes de circonscription, ne se sont pas montrés aussi zélés dans le relais des injonctions verticales et autoritaires, et qu’une partie a établi une relation d’aide dans cette crise, appréciée des enseignants : soutenant et accompagnant les directeurs et les directrices, amortissant les injonctions et accordant de la souplesse aux équipes, recommandant à tous et toutes de se reposer pendant les vacances, etc. Mais l’enquête révèle en même temps la fragilité de ce niveau hiérarchique le plus proche des écoles et de leurs acteurs de première ligne, bien souvent court-circuité par des injonctions qui sont arrivées dans les écoles directement des DSDEN et, surtout, des rectorats."

En élémentaire. "L’effet majeur de la fermeture des écoles et de la 'continuité pédagogique', c’est un transfert d’activités de l’espace scolaire à l’espace domestique générant une scolarisation accrue de la vie des familles (...). C’est l’enseignement qui vient organiser la vie de chaque journée, ce sont les préoccupations scolaires qui pénètrent chaque instant de la vie familiale (...). L’investissement parental se traduit souvent par une surcharge d’activité et au bout de quelques semaines, les enseignants décrivent des mères qui sont épuisées et débordées."

Dans le 2nd degré, les CPE. "Le travail qui s’impose est celui d’assurer une assistance technique à de nombreux parents et élèves en difficulté pour déposer des contenus sur les différentes plates-formes, y accéder, retrouver des mots de passe, renvoyer des documents aux enseignants, etc." Y sont rapidement "associées des tâches de contrôle des élèves (assiduité, rendus scolaire, etc.) (...). Les CPE fabriquent dès les premières semaines tableurs et autres outils numériques afin de repérer et de compter les élèves mal équipés et ceux qui semblent aux 'abonnés absents'. Andréa (LP) fait part de son sentiment d’isolement quand, une semaine après avoir envoyé un tableau de suivi aux enseignants, elle n’a reçu qu’une seule réponse." Mais les professeurs principaux ont alors "commencé à nous demander d’appeler les familles qui répondaient pas, tous les élèves qu’ils n’arrivaient pas à avoir malgré plusieurs appels pour voir ce qui se passait… " Un CPE rapporte : "J’ai eu des mamans qui n’en pouvaient plus qui se sont mises sous antidépresseurs, 'je supporte plus j’abandonne le scolaire. On n’en peut plus, on est lessivées on ne supporte plus ces relations avec nos enfants, on jette l’éponge !' (...)".

Dans les lycées d'enseignement général, "cette période de confinement a servi en quelque sorte de banc d’essai et de tremplin quelque peu inespéré à (la) réforme".

Dans les lycées professionnels : "Parmi les obstacles à la poursuite de la scolarisation, tous ne sont pas spécifiques à l’enseignement professionnel, mais ils s’y révèlent, parce qu’ils s’y trouvent concentrés, avec une puissance particulière (...)". L'utilisation d'outils numériques "suppose des capacités d’organisation et une bonne connaissance de certaines plateformes dédiées, ainsi qu'un soutien parental informé des nouvelles technologies", très loin de "l’usage ludique des outils numériques dont les élèves (...) sont les plus familier.e.s". Il faut "savoir télécharger des documents, en convertir les formats, les ranger et les classer pour organiser son travail, savoir les déposer dans un espace spécifique, autant de manipulations que les élèves de LP convoquent en réalité relativement peu dans le cadre de leur scolarité ordinaire."

De plus, "faute d'accès aux ateliers et aux entreprises, la formation au bac pro (...) ne peut qu'être incomplète. Tout est prévu pour que cela n'empêche pas la délivrance du diplôme. Cette option politique renvoie cependant à d'autres choix institutionnels précédemment réalisés, qui inscrivent l'enseignement professionnel dans des missions d'accueil et de gestion des flux scolaires, et font de la préparation à l'emploi un objectif secondaire, en CAP comme en bac pro. Dans cette mesure, il paraît difficile d'imputer la dévalorisation des diplômes professionnels, dont le Céreq montre la progression régulière, au seul marché du travail."

L'administration. "La période du confinement a révélé le dysfonctionnement majeur de la structure de management de l’Education nationale : la base enseignante est composée de cadres, autonomes, qui se responsabilisent en partie eux-mêmes, sous l’effet de leur conscience professionnelle et du rapport à leurs élèves. Ils sont encadrés par une structure hiérarchique rigide", mais incapable de sanctionner: "Les fonctionnaires d’État encourent peu de punitions (...). Les professeurs n’en profitent pas pour adopter une posture anti-hiérarchique, ils s’adonnent juste à une 'liberté de contrebande', composée de faibles écarts à la norme (...). Lorsque la fermeture des établissements scolaires a été annoncée, la première réaction de la chaine hiérarchique a été de prolonger le fonctionnement habituel", mais "rien n’était prêt" et "les enseignants ont rapidement bricolé des solutions de secours".

"La campagne médiatique sur les professeurs 'décrocheurs' a révélé en creux l’approximation et la confusion qui régnaient, mais aussi le manque de prise de la hiérarchie sur les enseignants. Alors que le ministre annonçait sur RTL que ces enseignants feraient l’objet de sanctions, un rétropédalage est opéré 10 jours plus tard. En effet, l’administration était incapable de recenser les cas problématiques (...). Comment installer une surveillance informatique quand on ne fournit pas le matériel aux agents en télétravail ? Comment surveiller des personnels contraints d’utiliser une multitude d’outils extérieurs à la structure ? (...) Le chaos ambiant a généré un flou considérable. Les solutions qui fonctionnaient se situaient à la marge ou même à l’extérieur du système éducatif officiel. La crainte de procédures judiciaires, le risque de voir sa responsabilité engagée a pesé : au-delà des questions sanitaires, la hiérarchie ne pouvait recommander des applications non conformes avec le Règlement général sur la protection des données (RGPD) ou le droit d’auteur. Il était préférable de tolérer ces applications, en laissant la responsabilité au terrain, ou en produisant des textes non contraignants à ce sujet."

Conclusion : "La tentative d’instrumentation de la crise pour accroitre le management et la surveillance enseignante par les corps intermédiaires (chefs d’établissements, inspecteurs de circonscription) et par les outils numériques a échoué dans la période ; du moins au premier temps de la crise, celui du confinement. Car vers la fin de celui-ci, plusieurs indices laissent à penser que le sommet de la pyramide a voulu corriger ce manque d’emprise (...). Le 12 mai, une députée du groupe parlementaire présidentiel a ainsi enregistré un projet de loi pour redéfinir la fonction de directeur d’école primaire afin d’accroitre 'leur pouvoir de décision', et un décret du 12 juin a ouvert un nouveau concours de recrutement des chefs d’établissements de l’enseignement secondaire à des managers venant du privé."

"La réduction de la scolarité unique en temps et en contenu aux 'fondamentaux', est complétée d’une incitation à recourir au distanciel, notamment pour les options (la réforme Blanquer du lycée a donné l’exemple). Elle s’accompagne de mécanismes de sélection et d’individualisation des objectifs (...). L’addition de ces logiques pourrait dessiner le scénario d’une école qui transmet moins de commun et incite à des parcours à la carte" et d'une "différenciation très active des objectifs selon les élèves."

"L’Éducation aux temps du coronavirus", Stéphane Bonnéry et Étienne Douat (sous la direction de), La Dispute, 12€

 

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