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Comment un enfant pauvre réussit tout le parcours de l'Education nationale (Jean-Paul Delahaye)

Paru dans Scolaire le mercredi 25 août 2021.

"Quand on est pauvre, réussir dans l’enseignement général n’est pas qu’une question de volonté comme le disent à tort ceux qui se qualifient, sans modestie aucune, de 'premiers de cordées'. D’ailleurs, ils ne savent pas de quoi ils parlent. Ils utilisent l’expression 'ascenseur social' (...). Un ascenseur social ? Mais dans un ascenseur, il suffit d’appuyer sur le bouton et il monte tout seul ! Vous appuyez et hop ! Ce n’est pas exactement ce qui se produit avec les enfants des pauvres. Ce n’est pas un ascenseur qui m’a fait changer de statut social, c’est un escalier, souvent raide ; c’est une échelle à laquelle il manquait parfois des barreaux, c’est une corde à nœuds qui faisait mal aux mains."

Jean-Paul Delahaye sait de quoi il parle. Au printemps 2012, il arrive avec Vincent Peillon dont il sera le "conseiller spécial" au ministère de l'Education nationale, lui qui a été un "petit pauvre", un enfant de pauvre, l'un des fils d'une femme qui a élevé seule ses cinq enfants. Et il publie "Exception consolante", une longue lettre à sa mère, disparue en 1981, mais qui marche à ses côtés, et qui l'accompagne dans la belle bibliothèque où le ministre réunit, pour la première fois, ses collaborateurs. Il prend la parole mais, commente-t-il, "nous, les transfuges sociaux, nous ne sommes jamais vraiment à l’aise dans les dorures (...). Nous qui avons réussi malgré tout dans un système scolaire fabriqué sur mesure pour d’autres que nous, nous en avons assez d’être des 'exceptions consolantes' comme le disait Ferdinand Buisson (...), parlant des boursiers qui réussissaient à se faufiler parmi les enfants de bourgeois des lycées, des exceptions comme il le disait 'propres à faire oublier l’injustice foncière qui reste la règle générale'." Et l'enfant de pauvre parmi les "diplômés de Grandes écoles ou de l’ENA" leur déclare : "Nous sommes là car notre école a un seul vrai problème à affronter. Notre école fonctionne bien pour 70 à 75 % des élèves (...), mais les enfants des milieux populaires  (...) sont trop souvent en échec en France". Il n'a "rien oublié" et il se sent "pleinement en fraternité avec ceux qui ne sont rien".

Une part, minoritaire, du texte, est consacrée aux efforts entrepris par Vincent Peillon et son équipe en faveur des élèves issus des milieux défavorisés et pour davantage de mixité scolaire et sociale, car "qui sait qu’aujourd’hui encore, des enfants ne mangent pas régulièrement car leurs parents n’ont pas toujours l’argent nécessaire pour l’inscription à la cantine" ? C'est que "beaucoup de ceux qui ont eu un parcours scolaire sans histoire n’imaginent pas la détresse des autres". Le cap est donc fixé, la priorité "sera l’amélioration des résultats scolaires des enfants des pauvres".

Or il faut du temps pour apprendre. Lui est allé en classe cinq jours par semaine. "C’est ce temps d’école, ce temps long et diversifié qui (l)’a beaucoup aidé dans (s)a scolarité." La semaine ne compte plus que 24 heures. "Supprimer une journée d’école, c’est comme si on faisait faire aux enfants d’aujourd’hui leur scolarité primaire avec une année scolaire en moins (...). Ceux qui affirment aujourd’hui que quatre jours d’école ou cinq c’est la même chose, sont des menteurs et des charlatans (...). Les malfaisants qui ont pris cette décision en 2008 et à nouveau en 2017 portent une lourde responsabilité."

Il évoque d'autres combats de cette mandature, notamment en faveur des internats et des fonds sociaux, mais l'essentiel est ailleurs. C'est d'abord cette mère "avec ses habits défraîchis, ses chaussures élimées, ses cheveux mal coiffés, ses dents manquantes". Il ajoute : "Aujourd’hui, parce que tu ne viendrais pas aux réunions (parents - professeurs, ndlr), tu passerais pour certains pour un 'parent démissionnaire', un jugement pour le moins hâtif que des enseignants et des chefs d’établissement croient pouvoir prononcer devant l’absence des parents pauvres à leurs réunions."

Et c'est le portrait d'une mère courage, abandonnée par le père de ses enfants, et qui fait face, comme elle peut, talonnée par l'urgence, de ménages chez les riches aux tentatives maladroite pour reprendre une épicerie de village, ou pour gérer une "coop", entre Amiens et Rouen. Et le "tu" adressé à cette absente dont l'amour l'a toujours accompagné, et qui peut sembler une figure de rhétorique, progressivement prend toute sa valeur proprement littéraire pour faire le tableau de la pauvreté dans la France des années 50 - 60 tandis que le petit Jean-Paul va à l'école, à Londinières (dans le Pays de Bray, Seine-Maritime).

"Avec un directeur qui menait tout son petit monde avec empathie et fermeté. Aujourd’hui, dans notre jargon, on parlerait d’école 'exigeante et bienveillante' (...). C’est grâce au départ définitif de mon père que je suis entré en sixième. Il ne voulait pas que ses enfants fassent des études", il préférait qu'ils partent en apprentissage, qu'ils travaillent au plus tôt pour ramener une paie à la maison. 

Il raconte, la primo-infection et "l'aérium", l'entreprise d'un prêtre pour amener à l'Eglise un enfant prometteur, le plaisir d'être ainsi distingué, l'envie de répondre à l'attente, d'être plus tard curé, mais aussi les humiliations, la monitrice qui encourage les camarades à se moquer, le médecin et le vétérinaire dont les épouses sont "si dévouées en dames du catéchisme", mais dont les fils, le jour de la communion ne pouvaient pas être placés derrière cet enfant modèle, "le fiu (fils) de Paulette". "J’ai alors compris qu’il y avait quelque chose de pourri dans cette Église qui plaçait les riches, les puissants, avant les pauvres."

Mais sa mère l'inscrit au collège "en sixième 1 avec latin" et il commence "un parcours scolaire d’exception consolante", c'est l'internat, c'est le jour où il comprend que "l’absence de culture générale était pour (lui) et est encore pour les élèves des milieux populaires une vraie humiliation", c'est cet autre jour où il réalise que les autres élèves de la classe vont faire un voyage scolaire en Angleterre, mais qu'il n'a "même pas été destinataire d’un papier annonçant ce voyage". "Sans doute les enseignants savaient-ils à quoi s’en tenir sur la possibilité de nos parents de financer cet échange." C'est la bourse qui couvre le coût de la pension, car "sans l’internat, rien n’aurait été possible", et sans cette bourse non plus. C'est le jour où, alors qu'il doit renseigner la profession du père sur la petite fiche de début d'année, au lieu d'écrire "jockey" parce que ça fait bien et qu'il sait qu'il est garçon d'écurie, il ose écrire "parti sans laissé d'adresse". C'est ensuite le professeur d’histoire-géographie qui lui parle de l'Ecole normale d'instituteur et du concours qu'on pouvait alors passer en 3ème. Il réussit le concours. "J'ai eu une très bonne note en composition française en écrivant ce que les correcteurs attendaient. Je leur ai donné 'des bûches qui crépitaient dans l’âtre', des 'ruisseaux qui serpentaient dans les collines', ou bien 'des fleurs qui perçaient sous la neige'."

Il est ensuite PEGC professeur de collège en "lettre histoire-géographie". La suite, inspecteur d'académie, inspecteur général, conseiller du ministre, directeur général de l'enseignement scolaire, est une autre histoire.

"Exception consolante, un grain de pauvre dans la machine", Jean-Paul Delahaye, éditions de Éditions de la Librairie du Labyrinthe (www.librairiedulabyrinthe.fr), 256 p., 17€

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