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Ecoles de production : Une “3ème voie“ professionnelle axée sur la commande (reportage)

Paru dans Scolaire le mardi 25 octobre 2022.

Amine, Matteo et Yvan rigolent beaucoup, plongés dans les entrailles d'une voiture dont les bougies semblent avoir besoin d'être changées. A 15 ou 16 ans, ces jeunes qui sont en 1ère et 2ème année de CAP mécanique lancent des vannes, évoquent leurs tracasseries du quotidien aussi bien que le futur garage dont ils rêvent. “C'est carré“, répond Yvan à ToutEduc pour désigner le côté quelque peu militaire des formations dispensées dans leur atelier.

Catholicisme social

Il faut dire que les réparations qu'ils effectuent sont faites pour de “vrais“ clients. Dans les écoles de production, comme ici à Boisard, située dans la ville de Vaux-en-Velin, est plébiscitée l'idée d'un “faire pour apprendre“ qui se distingue de la formation classique offerte dans les lycées professionnels. Dans une étude publiée fin 2020, Pierre-Yves Bernard du Centre de recherche en éducation de Nantes (CREN) raconte qu' “à l’origine de ce réseau, on trouve des ateliers d’apprentissage créés à la fin du XIXe siècle à Lyon, dans la mouvance du catholicisme social“, mis en place par l'Abbé Boisard, d'où le nom de l'école. De cette “initiative du secteur privé“ sont nées les écoles de production qui sont en pleine expansion sur le territoire français. Celles-ci étaient au nombre de 12 en 2012, pour 48 aujourd'hui (voir ToutEduc ici) et, selon leur fédération, l'objectif est d'atteindre les 100 établissements en 2026. Une demande d'avoir une école par département poussée par les Régions, qui y verraient une solution politique toute trouvée.

Ruban pédagogique

Les écoles de production ont surtout été expérimentées dans les pays du Nord comme le Danemark, où elles ont même été intégrées au système éducatif national. Leur modèle consiste à fondre l'entreprise dans l'école grâce à une “pédagogie adaptée“ qui en France a été consacrée par la loi Pénicaud de 2018. Les diplômes passés sont ceux délivrés par l'Etat, le CAP en 2 ans, puis le bac Pro en 2 années supplémentaires, ramenant ce dernier à sa durée d'avant la réforme de 2009. Agnès Carret, responsable label, qualité et amélioration continue pour la Fédération nationale des écoles de production (FNEP), explique à ToutEduc que “c'est la commande qui donne le ruban pédagogique“.

Si dans les lycées professionnels (LP) les élèves se voient proposer 1/3 de technique et 2/3 de théorie, “la pédagogie des écoles de production propose l'inverse“, à savoir 24h par semaine dans l'atelier (sans être rémunéré) mais “sans toucher aux référentiels des diplômes“, donc en faisant beaucoup plus d'heures : 35h par semaine sur 40 semaines, contre 30h et 30 semaines en LP. “Le but, continue-t-elle, est de les rapprocher à dose homéopathique du monde du travail, qu'il n'y ait pas un gouffre quand ils passent de l'école à l'entreprise“. Elle estime être “bien appuyée par le ministère du Travail“, cependant elle regrette que l'Education nationale ait “toujours un peu de mal“ avec la démarche, notamment sur les périodes de formation en milieu professionnel (PFMP) qui de fait sortent du cadre défini dans les diplômes classiques, même si “suivant les rectorats le modèle est plus ou moins bien accepté“, comme c'est le cas dans la Région Rhône-Alpes. Et de considérer dès lors que “passer les diplômes de l'EN, ça nous contraint, ça nous restreint“.

Ligne de crête

Alors que l'Etat verse 5 000 euros par an et par élève (et vient faire des inspections de sécurité), Agnès Carret évoque la “ligne de crête“ sur laquelle évoluent constamment ces structures, tout d'abord au niveau financier, car “le modèle économique est fragile“. En effet, comme le montre l'étude de Pierre-Yves Bernard, l'adéquation nécessaire entre formation et production “réside dans un équilibre qui n’a rien d’évident pour les directeurs, les chefs d’ateliers et les maîtres pros. Le maintien et la quantité de la production constituent un impératif économique : le budget de l’école repose en partie sur son chiffre d’affaires (mais aussi de dons privés, d'investissements des Régions..).“ D'où l'importance “du rapport dynamique qu’elle entretient avec le tissu économique local et de l’implication de ses acteurs“.

Les écoles de production rassemblent de petits effectifs, 40 élèves par filière en général. Il y en a 103 actuellement à Boisard pour quatre filières (usinage, menuiserie, mécanique, carrosserie) plus une prépa métier, malgré une capacité pouvant aller jusqu'à 120 élèves. Lors de notre visite, son nouveau directeur Rodolphe Saint Pol détaille à ToutEduc comment l'école fait aujourd'hui peau neuve après avoir connu une période de mauvaise gestion, ce qui constitue une autre des fragilités du modèle. L'école a pendant un moment accueilli près de 180 élèves, et auraient été fixés des “objectifs pas atteignables“ en termes de production, explique-t-il. Un fonctionnement “trop orienté production, pas assez pédagogie“ et, après un incendie en 2019, l'école est en retard sur son chiffre d'affaires ce qui la conduira au final à un redressement judiciaire. La gouvernance qui, selon Agnès Carret, “n'a pas été à la hauteur des décisions à prendre pour l'école“, se voit ainsi en partie renouvelée, des salariés sont licenciés, des métiers supprimés (métallerie-chaudronnerie, pourtant en tension et menuiserie-aluminium qui ne comptait plus d'élèves). Chargée de conduire des audits tous les quatre ans, Agnès Carret considère qu'il s'agit d'un cycle pendant lequel “l'école avait besoin de se développer“, et que sa notoriété a pu empêcher de se remettre en question. Autant d'erreurs qui permettent aujourd'hui aux écoles de production d'apprendre à gérer, en autonomie, leur évolution.

Plumiers

Direction l'atelier de menuiserie, où ce mercredi d'octobre sept jeunes 1ère année de CAP débitent du bois en vue de la confection de 300 plumiers en hêtre vernis destinés à une école de la ville.“Vu que c'est des petits groupes, ça permet d'avoir une relation plus conviviale, plus individualisée“, assure Stéphane, maître pro à Boisard depuis 4 ans. Ceux-ci peuvent monter jusqu'à 14 élèves, un format qu'il juge plus difficile pour un accompagnement optimal.

Si les enseignants qui interviennent en formation générale “directement dans l'atelier“ sont le plus souvent des vacataires, officiant en plus de leurs horaires dans l'Education nationale, les “maîtres pros“ qui transmettent la technique des métiers en atelier sont des professionnels expérimentés, très engagés dans la transmission du savoir, et souvent eux-mêmes passés par une école de production. “Il y a ce rapport de rentabilité qu'il faut aussi leur faire comprendre, dans le vrai monde tu vas pas mettre une semaine pour faire un petit truc, même si les premiers temps je leur dis : ‘fais ça bien, le vite et bien ce sera pour après‘. Mais dès qu'on fait de la production pour des clients de toute façon, ils sont plus impliqués“, poursuit Stéphane.

Plus timides, ses élèves avec qui nous discutons ont choisi la filière bois “parce qu'il y avait plus d'heures d'atelier, que le concept était sympa“, ou encore, “je travaillais beaucoup le bois à la maison avec mon père et j'aimais bien“, dirons certains. Pour d'autres, c'était “soit l'alternance, soit ça“. Ils ont été informés par les portes ouvertes, le mondial des métiers ou via des présentations dans les écoles. Leur recrutement se fait sur la base de la motivation, puis passe par un mini-stage de découverte d'une semaine.

Comme pour les filières carrosserie et mécanique, la menuiserie ne connaît pas de difficulté majeure pour recruter des élèves, contrairement à l'usinage, qui attire peu à Boisard, et ce malgré un atelier entièrement neuf. “Ce sont des métiers qui n'ont pas d'image contrairement au bois“, regrette Agnès Carret, qui espère voir la filière repartir, car derrière, l'emploi ne manquerait pas, ce qui serait d'ailleurs le cas dans beaucoup des métiers auxquels préparent les écoles de production.

Valeur travail

A Gorge de Loup cependant, autre école de production lyonnaise entièrement dédiée à l'usinage que ToutEduc a visitée, on affiche complet. Le directeur, Wilfried Aubert, chante “la beauté du projet“, en détaille “les valeurs“ dans lequel repose surtout un cadre strict et rigide parfaitement assumé, en écho à ce que pouvaient en dire les garçons rencontrés à Boisard. L'homme est disert, passionné par son métier, avec une entreprise (qui est aussi une école) qui fonctionne. La preuve, son établissement affiche depuis 12 ans “100 % de réussite“ aux examens avec nombre d'anecdotes qui en témoignent. “Ces jeunes sont attirés par le fonctionnement de l'école“, assure Wilfried Aubert qui classe le travail et l'excellence comme valeurs essentielles. Son mot d'ordre aux élèves : “on vous emmènera où on vous a dit et on sera là pour vous“. Il s'agit par exemple de Tim qui “n'ira pas au bac parce qu'il a une limitation cognitive très prononcée, mais il va passer son CAP et il aura du boulot“, ou Cyril qui a obtenu son CAP mais ne passera pas son bac non plus. “Là il va faire 4 ou 5 stages dans une entreprise, ce qu'on veut c'est lui trouver l'entreprise qui lui correspond, parce que si on lui met la pression c'est terminé y'a plus rien, par contre il peut être un très bon opérateur et suivre le protocole d'opération sans aucun problème, mais il faut que ça soit avec ses repères.“

Décrocheurs

Le public des écoles de production se composerait entre autres de certains jeunes décrocheurs. Le directeur évoque une “approche humaniste“ pour des gamins en échec, “qui ne s'épanouissent pas dans la forme scolaire classique“, et des porteurs de handicap (notamment de troubles DYS) avec des notifications MDPH. “On propose autre chose, ce sont des jeunes qui de toute manière n'iraient nulle part“, intervient Agnès Carret, surtout qu' “il y a un réel besoin sur les territoires de compétences techniques.“ Elle ajoute que 45 % des élèves qui passent un diplôme en école de production poursuivent leurs études. D'ailleurs les écoles de production sont, ainsi que l'explique Pierre-Yves Bernard, “une alternative pour les élèves les plus en difficulté scolairement et donc les plus éloignés des attendus de la forme scolaire“.

Bien que très marginale, cette alternative se veut un dispositif intégré au système éducatif et accueillant “les élèves les plus en difficulté scolairement et donc les plus éloignés des attendus de la forme scolaire“. Si le modèle correspond à certains jeunes, comme Hugo, Yvan ou Tim, que donnera la multiplication de ces écoles à grande échelle ?

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