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N. Vallaud-Belkacem et la mairie de Nanterre engagées contre "le séparatisme scolaire"

Paru dans Scolaire le mardi 02 avril 2024.

Najat Vallaud-Belkacem et François Dubet multiplient les rencontres avec les lecteurs du “Ghetto scolaire” qu'ils viennent de publier (voir ToutEduc ici). L'ancienne ministre de l'Education nationale était vendredi 29 mars à Nanterre pour un débat public, à l'invitation de la mairie, l'adjoint à l'éducation, J-P Bellier souhaitant initier une démarche collaborative pour aboutir à une proposition politique contre "le séparatisme scolaire". ToutEduc l'a rencontrée à cette occasion.

ToutEduc : Comment jugez-vous l'action gouvernementale en matière d'éducation ?

Najat Vallaud-Belkacem: Je suis attristée quand je vois ces annonces permanentes des mesures apparemment magiques (uniforme et autres) qui se soucient bien peu des réalités du système scolaire, et de véritables enjeux qu’il s’agisse de la gestion de l'hétérogénéité des élèves, des conditions de travail des personnels ou …encore de sujets désormais complètement passés sous silence comme le décrochage scolaire ou encore l’absence de mixité sociale.

ToutEduc : A quoi pensez-vous principalement ?

Najat Vallaud-Belkacem: Quand on est ministre, on a une chance que peu d’observateurs ont dans les faits: celle de parcourir, du premier jusqu’au dernier jour de sa charge, d’innombrables établissements scolaires. Et il est tout bonnement impossible dans cet exercice de ne pas être immédiatement frappé par les inégalités flagrantes de conditions scolaires. Ces 10 % des établissements qui concentrent l'essentiel de la difficulté sociale, ces autres 10 % l'essentiel des classes aisées…le ghetto en bas et l’entre soi en haut. Une situation problématique en soi parce que cela veut dire des gamins qui ne se croiseront pas, une société qui ne saura pas vivre ensemble, mais aussi pour l’effet produit sur l’expérience scolaire, parce que selon là ils sont, les élèves de fait ne connaîtront pas la même scolarité. Je ne comprends pas que constatant cela de façon aussi crue, aussi évidente, on ne soit pas obsédé, quand on est ministre, totalement par cette absence de mixité sociale.

ToutEduc : C'est confortable, l'entre soi !

Najat Vallaud-Belkacem: Je comprends qu’on puisse imaginer cela bien sur, et qu’on puisse y aspirer quand on cherche à fuir un établissement que des pouvoirs publics imprudents ont laissé se dégrader jusqu’à le transformer en repoussoir. Mais d’abord, c’est précisément cette recherche d’entre soi qui crée la ségrégation du bas ou du milieu qu’on déshabille de sa mixité. Et ensuite, les élèves qu’on pense ainsi préserver y perdent aussi beaucoup. Un proviseur en témoignait dans la salle ce soir : d’expérience, disait-il, si les compétences strictement académiques semblent mieux maitrisées dans les premiers établissements, il y manque d’autres compétences psycho-sociales, de "débrouillardise" pour reprendre son mot, que l'Ecole ne mesure pas, mais qui leur seront très utiles dans leur vie d'adulte et qu’on trouvera davantage dans les populations d’élèves plus défavorisés. La vérité c’est que tout le monde a à gagner à la mixité sociale, en haut comme en bas de l’échelle.

ToutEduc : Quel a été le bilan de votre politique en ce sens ?

Najat Vallaud-Belkacem: Partout où nous avons mené des opérations de renforcement de la mixité sociale en 2015, et nous les racontons dans notre livre, un accompagnement scientifique permettait d’en évaluer les effets dans la durée en suivant les cohortes d’élèves concernés. Il faut lire les conclusions de cette évaluation: Les effets sont assez bluffants et vont à l'encontre de tout ce que l'on nous prédisait : Pas de baisse du niveau pour les bons élèves et amélioration des résultats pour les enfants de familles défavorisées, pas de fuite des familles favorisées vers le privé, une amélioration très nette du climat scolaire, des enfants qui ont davantage confiance dans leur possibilités, qui coopèrent entre eux, font preuve de solidarité, se projettent mieux dans leurs vies.

ToutEduc : Quelle est la recette ?

Najat Vallaud-Belkacem: De ne pas en avoir. C’était la règle que j’avais adoptée en 2015: en finir avec l’idée d’une mesure uniforme pour tout le territoire français. Proposer une palette de solutions inédites aux départements (qui ont la compétence de collèges) et laisser chacun de ceux qui s’engageait choisir celle qui correspondait le mieux à son territoire, sa géographie, son histoire… Ici, on va inventer une montée alternée: prendre deux collèges aux IPS très différents (indice moyen de position sociale des familles, un outil de mesure initié par N. V-B quand elle était ministre, ndlr) et mêler leurs élèves pour qu’ils fassent tous ensemble leur 6ème-5ème dans le premier établissement puis leur 4e-3e dans le second. . Ailleurs, on démolit un collège ségrégué et on répartit les élèves dans plusieurs établissements voisins, avec un système de “busing”.. Là ou c’est pertinent on crée des secteurs multicollèges et par exemple on les fait suivre le tracé d’une ligne de métro pour qu’ils brassent des arrondissements différents… Il y avait toute une palette de solutions et il a fallu broder à chaque fois, avec les élus, avec les personnels, avec les familles. Multiplier les réunions publiques, convaincre, expliquer, débattre, répondre aux inquiétudes. Mais ça marche à la condition que le territoire et le ministère avancent vraiment la main dans la main: que le département par exemple soit prêt à financer les surcoûts comme le transport gratuit des élèves s'ils doivent aller plus loin, et que le ministère tienne l’impulsion sur la durée et réponde présent avec des dotations de postes supplémentaires pour éviter de cumuler hétérogénéité et effectifs trop lourds… c’est tout cela que nous faisions alors.

ToutEduc : Et les territoires étaient demandeurs ?

Najat Vallaud-Belkacem: Oui. Ce sont quelque 80 territoires qui se sont lancés (couvrant 56 collèges) , bien plus que nous ne pensions, mais après 2017, les élus locaux se sont retrouvés bien seuls, il n'y avait plus le même répondant au ministère, dans une vingtaine de cas, à Nantes, à Rennes ou a Paris notamment, ils ont dû renoncer à leurs projets. Ca m'attriste profondément.

ToutEduc : Le ministère annonce la mise en place de “groupes” dont certains observateurs estiment qu'ils seront, de fait et quoi qu'en dise Nicole Belloubet, des groupes de niveau, ce qui pourrait provoquer la constitution de classes de niveau. Quelles réflexions cela vous suggère ?

Najat Vallaud-Belkacem: On a toujours connu dans le système éducatif des mécanismes de relégation, toujours présentés comme "dans l’intérêt des élèves" ou "installés provisoirement"… du provisoire qui systématiquement a fini par durer. Que ce soit par le bas ou par le haut (avec le mécanisme des options qui finissaient par s’apparenter à de véritables classes de niveau), ce tri des élèves, on sait en évaluer les effets. On sait l’effet pernicieux sur l'estime de soi et l’appétence pour l’effort scolaire , à cet âge où on se construit dans les yeux des autres, et notamment des profs. On sait aussi combien cette relégation là épouse les contours de la ségrégation sociale. 71 % des élèves de SEGPA sont des enfants d'ouvriers. Le redoublement touchait considérablement plus les enfants défavorisés.

Ce serait vraiment formidable qu’on arrête de vouloir réinventer la poudre en permanence, surtout quand elle sent le renfermé.

ToutEduc : Mais une proportion non négligeable d'enseignants s'inquiètent de l'hétérogénéité des classes... Et de fait, comme vous le dites , dans certains gros collèges, le jeu des options permet déjà de constituer des classes de niveau. Chacun sait qui sont les élèves de la "6ème 10"...

Najat Vallaud-Belkacem: Effectivement. Et certains enseignants rationalisent la chose : les 6eme9 et 10 sont si difficiles, heureusement qu’on peut parfois souffler avec la 6eme1…

Il faut inverser le raisonnement, partir du fait que, même si l'hétérogénéité n'est pas facile à gérer, c’est au système de s’y adapter (c’est à dire aux pouvoirs publics de fournir aux enseignants la formation utile et les effectifs réduits par classe pour ce soit tenable) et pas aux élèves faibles d’en payer le prix.

Au fond, poser comme préalable à toute réflexion sur ce sujet que chaque enfant est éducable, et que chaque enfant mérite d’être éduqué dans de bonnes conditions. Et il se trouve que "de bonnes conditions", c’est notamment mélangés avec d’autres qui ne leur ressemblent pas puisque c’est dans leur intérêt .

Et construire à partir de ces deux principes simples. La meilleure façon de mener ce raisonnement sans être parasité par trop de tiraillements et confusions, c’est vraiment de le couvrir du voile d’ignorance de Rawls: si je ne savais absolument pas à laquelle des catégories sociales ou scolaires mon enfant à naitre appartiendrait, dans quel système voudrais-je qu’il évolue? Tout le monde vous répondra dans un système mixte où les dés ne sont pas pipés dés le départ et où les difficultés scolaires d’un temps n’emprisonnent pas son destin. Eh bien voilà, il me semble que c’est ainsi que l’on perçoit ce qui est vertueux et ce qui ne l’est pas.

ToutEduc : Mais n'assiste-t-on pas à un phénomène inverse ? Dans les années 1970-80, beaucoup d'enseignants refusaient la "réforme Haby" et le collège unique, ils refusent aujourd'hui de trier leurs élèves.

Najat Vallaud-Belkacem: Oui et c’est tant mieux. Cela dit je n’ai jamais jeté la pierre aux enseignants même quand ils semblaient pour certains préférer ce tri : être tiraillé de contradictions, c’est le lot de chaque parent et de chaque enseignant, dans un système qui, par ses insuffisances, conforte la préférence pour l’inégalité.

ToutEduc : Comment comprenez-vous le pouvoir d'attraction de l'enseignement privé ?

Najat Vallaud-Belkacem: On a parlé de l’effet repoussoir de certains établissements, on sait (avec la polémique Oudéa-Castéra) la véritable recherche de l’entre-soi dans certains cas, il faudrait aussi ajouter ce qu’évoquait cette jeune femme dans la salle tout à l’heure: cette impression que l’innovation est plus présente dans l’enseignement privé que public. Ce n’est pas forcément vrai. Mais c’est l’image qui reste. Il est important de faciliter l’innovation dans le public aussi.

ToutEduc : Votre jugement sur vos successeur.e.s est sévère

Najat Vallaud-Belkacem: J'ai un sentiment de gâchis quand je pense à cette énergie dépensée pour détricoter des politiques auxquelles il aurait fallu donner de l'ampleur. Personne ne détient la science infuse en matière éducative, le sujet est tellement délicat; L’intelligence serait de comprendre que ce système ne peut s’améliorer que par sédimentation de réformes qui le renforcent , le collège unique, l'éducation prioritaire, la loi Jospin, la loi Fillon et le socle commun... Aujourd’hui, avec cette manie du "avant moi, il n'y a pas d'avant", cette si grande légèreté devant le temps long de l’école, cette facilité à défaire sans faire grand chose (ou plutôt rien qui aille dans le sens de la démocratisation et tout dans le sens du tri), non seulement on perd un temps fou mais on se fragilise dans un temps par ailleurs terriblement difficile pour l’école et ses acteurs, entre fragilité inédite des élèes qu’elle reçoit (regardez autant les sujets de distraction numérique que de santé mentale), contestation des enseignements, prof bashing permanent etc… Non je n’ai vraiment pas l’impression qu’on soit à la hauteur du moment et des besoins malheureusement.

Propos recueillis par P. Bouchard, relus par N. Vallaud-Belkacem

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