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Exclusif : pour A. Boissinot, "l’école est entrée dans un processus de changement permanent", mais sans les modes de pilotage

Paru dans Scolaire le lundi 16 juin 2014.

La démission du président du CSP, le Conseil supérieur des programmes, marque incontestablement, au-delà des questions de personnes, la difficulté de l'entreprise de "refondation" du système éducatif, au minimum de l'un de ses ressorts. Alain Boissinot répond aux questions de ToutEduc.

ToutEduc : Votre démission semble avoir été provoquée par l'apparition de dissensions au sein du CSP alors qu'il avait approuvé à l'unanimité le texte sur le socle commun. Cet incident, si c'est bien ce dont il s'agit, vous a semblé suffisamment grave pour provoquer votre départ. Sans entrer dans les détails de personnes, comment analysez-vous les termes du débat qui a secoué cette instance ? 

 Alain Boissinot : Je me suis expliqué, sans esprit de polémique, sur cette démission qui s’explique surtout par les constats que j’ai été amené à faire sur l’organisation et les modes de travail du conseil. Mais cela est désormais du passé, et le travail doit continuer, d’autant que bien des débats semblent aujourd’hui rebondir. Je sais que beaucoup auront à cœur de s’y investir.

ToutEduc : Vous voulez-dire que cet épisode n'était que la manifestation ultime de désaccords de fond au sein du CSP ? Marquent-ils la résurgence du débat sur le "SMIC éducatif" ? Quels sont les autres débats qui ont marqué les débuts du CSP ?

Alain Boissinot : Le CSP, pendant ses premiers mois d’existence, a engagé ses travaux en tentant d’être fidèle à l’esprit des débats de l’été 2012 et de la période de préparation de la loi d’orientation de juillet 2013. Il s’agissait à la fois de tenir le cap fixé par cette loi et de rechercher les équilibres permettant de dépasser les polémiques qui ont beaucoup nui ces dernières années au bon fonctionnement de l’école. Je crois que nous avons réussi à le faire en publiant, en avril dernier, une charte des programmes qui a été très bien reçue. Les choses sont devenues plus difficiles ces dernières semaines, les débats s’étant à nouveau tendus non pas tant au sein du CSP que dans le monde syndical et médiatique. Autour du socle et de son évaluation, les clivages sont revenus au premier plan, au point que lors du Conseil supérieur de l’éducation du 13 juin certains ont pu dénoncer très énergiquement toute recherche de consensus… Pour ma part je le regrette, et j’espère que l’on reviendra à la recherche de points d’équilibre raisonnables.

ToutEduc :  Vous évoquez de vieux conflits que certains qualifient de "théologiques". Pensez-vous qu'ils structurent encore, effectivement, les débats sur l'Ecole, parmi les intellectuels comme dans les salles des profs et des maîtres ? 

 Alain Boissinot : Il faut en effet souligner une fois encore combien le débat sur l’éducation, dans notre pays, prend vite un tour manichéen qui enferme la réflexion dans des oppositions binaires, dont les termes tendent à se durcir jusqu’à la caricature : réformistes contre conservateurs, tenants des disciplines contre pédagogues, adeptes de l’instruction contre ceux qui se préoccupent d’éducation, compétences contre connaissances, etc…

Or ces querelles auxquelles se complaisent les médias sont très éloignées de la réalité du terrain et ont un effet délétère, en entretenant la tension et en empêchant de réfléchir à des évolutions concrètes. Les enseignants sont lassés des changements de cap à répétition. Ils ont besoin de pouvoir organiser leur travail avec un horizon stabilisé au moins à moyen terme. Le CSP a tenté de prendre cela en compte dans sa charte des programmes.

D’autre part ces clivages me paraissent bien fragiles sur le plan théorique. Dans la tradition de l’école républicaine, une certaine conception de l’instruction a en soi valeur éducative : les deux ambitions ne s’opposent pas nécessairement. Une grande fédération syndicale du monde enseignant, avant son éclatement, publiait un journal qui s’appelait, en une volonté significative, "L’école libératrice".

De même les querelles théologiques opposant compétences et connaissances demanderaient à être relativisées. Quand un professeur de français travaille avec ses élèves sur le discours indirect, il les aide à acquérir une connaissance (grammaticale, en l’occurrence), mais aussi une compétence (savoir se référer aux propos d’autrui en situation d’argumentation). Le plus souvent, connaissances et compétences ne sont pas deux choses différentes, mais deux regards complémentaires sur le même apprentissage. Les compétences n’existent pas "hors sol", et il n’est pas indifférent pour une connaissance de servir à quelque chose… Pourquoi donc chercher à insécuriser les enseignants en les sommant de choisir, au lieu de montrer les cohérences didactiques et pédagogiques possibles ?

Un autre débat ouvert par le socle est de savoir s’il convient de le définir comme un "minimum garanti" ou comme un horizon culturel plus ambitieux. Mais là encore qui ne voit que chacune des positions extrêmes est intenable si elle exclut l’autre ? La difficulté est de trouver le moyen d’assurer à tous les élèves la maîtrise des "incontournables", sans pour autant se contenter d’un enseignement minimal et appauvri.

La recherche du consensus n’est donc pas seulement une nécessité pour avancer, elle est aussi, sur le plan théorique, un moyen de dépasser des oppositions réductrices et d’entrer dans une véritable réflexion de fond.

ToutEduc : Dans votre lettre aux autres membres du CSP, vous évoquez "l'acceptabilité des réformes". Cela signifie-t-il que le corps enseignant ne peut accepter des réformes qu'à doses homéopathiques ? 

 Alain Boissinot : Pas nécessairement. Mais cela signifie, par une référence à l’éthique de responsabilité plus qu’à l’éthique de conviction, qu’il ne suffit pas de rêver de changer le monde par la pureté théorique de la démarche… Un programme ne vaut que s’il est admis, compris, préparé par un temps de débat et d’appropriation, et accompagné par le travail de formation nécessaire. Là aussi, il me semble que la charte des programmes pose de sains principes.

ToutEduc : Pourtant, le texte sur le socle, approuvé par tous les membres du CSP, touche à la logique même du système, puisque, même s'il reconnaît l'existence de disciplines, il s'inscrit plutôt dans une logique curriculaire, sur la construction de compétences transversales... 

Alain Boissinot : Ces derniers mois, la réflexion du CSP s’est clairement inscrite dans la perspective dite curriculaire, même si pour ma part j’ai souhaité éviter les polémiques autour du terme. Cette logique, qui implique une volonté de cohérence globale et la prise en compte des compétences, n’est nullement incompatible avec l’existence de disciplines vivantes, capables d’évoluer et de dialoguer entre elles. Les disciplines ne posent problème à mes yeux que quand elles sont figées et refermées sur elles-mêmes : c’est alors d’ailleurs qu’elles se sclérosent, cessent de répondre aux besoins, et perdent du terrain dans l’institution scolaire et dans la société. Sur tous ces sujets, on n’avancera qu’en tentant d’éviter les logiques d’excommunications réciproques.

ToutEduc : Vincent Peillon voulait "refonder" l'école. Les parlementaires, unanimes, ont voulu qu'elle soit "inclusive", une notion qui excède de loin l'intégration des enfants handicapés. Benoît Hamon souligne qu'avec la réforme des rythmes, c'est l'école qui s'adapte aux enfants, et non plus les enfants qui s'adaptent... La notion de socle elle-même est, à bien des égards, contraire à la logique du système. Pensez-vous qu'il soit à bout de souffle, et qu'il faille ainsi le repenser de fond en comble ?

 Alain Boissinot : Je crois que l’école, comme notre société tout entière, est entrée dans un processus de changement permanent. Il faut inventer les modes de pilotage qui permettent aux acteurs de vivre ce processus autrement que sur le mode de la crise. Cela passe notamment par une déconcentration beaucoup plus grande et une confiance accordée aux capacités d’initiative des acteurs eux-mêmes.

ToutEduc : Vous avez travaillé avec plusieurs ministres, de gauche et de droite... En tirez-vous des enseignements sur la meilleure manière de réformer l'école ? 

 Alain Boissinot : Pendant plus de vingt ans, j’ai en effet exercé des responsabilités sous des ministres de gouvernements différents. Je considère qu’un haut fonctionnaire sert l’Etat, tant que celui-ci s’inscrit dans le cadre des principes républicains. J’ai travaillé avec une quinzaine de ministres. Je me suis senti bien sûr plus proche de certains que d’autres (et ce n’est pas nécessairement une question d’étiquette politique…), soit parce qu’ils portaient une vision de l’école dans laquelle je me reconnaissais davantage, soit parce qu’ils me paraissaient avoir pris la mesure des évolutions nécessaires des modes de pilotage du système. Mais j’en tire surtout une leçon, qui est la limite du pouvoir national centralisé en matière de conduite du changement, conçue sur le mode de l’administration descendante. De mon expérience de recteur, je retiens que les capacités d’action et de renouvellement sont beaucoup plus fortes au niveau déconcentré, et en partant des écoles et des établissements eux-mêmes.

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