Il ne faut pas fermer le métier enseignant au dialogue avec le secteur privé, mais en voir les limites (Cahiers Pédagogiques)
Paru dans Scolaire le mardi 03 juin 2014.
"Oui, réaffirmons la spécificité de notre secteur non marchand, secteur de transmission de connaissances et de construction de compétences. Mais non, ne le fermons pas à un dialogue avec le privé. Il ne s’agit pas de dilution, mais d’enrichissement mutuel." C’est ce qu’affirme Agathe Mezzadri, professeure de lettres modernes, formatrice pédagogique dans l’académie de Versailles, dans le numéro de juin des "Cahiers Pédagogiques", édités par le CRAP, qui affiche en une "enseignant : un métier qui bouge". De sa première rentrée en lycée, Agathe Mezzadri retient cette remarque d’un collègue : "Ce que les inspecteurs aiment bien chez vous qui arrivez du privé, c’est que vous êtes corvéables à merci." "Nul besoin de souligner que cette remarque était doublement vexante : aptes à la corvée, mais pas qu’un peu : à volonté !" Elle avoue qu’elle-même, après un CDI dans le secteur privé, avait l’impression d’avoir "atterri au royaume de la plainte, de la fainéantise et de la mauvaise foi".
Ses collègues paraissaient résister à l’adaptation aux nouvelles générations, à leurs codes et aux "objectifs". Mais "ce que je ne savais pas, c’est que cette notion d’objectif n’avait pas forcément la définition que j’importais du privé et que nombre de collègues avaient d’abord été, comme moi, désireux de les remplir avant d’être confrontés perpétuellement à un manque de moyens (pas uniquement matériels ou financiers), la solitude du métier, l’absence presque totale d’accompagnement". Aujourd’hui, l’enseignante affirme que son expérience professionnelle en entreprise n’était pas source de compétences ni de savoir-faire concrets directement transposables en milieu éducatif. "Simplement, l’avoir vécue m’en interdisait le rejet caricatural et me permet, aujourd’hui, de me demander si des méthodes, cultures, habitudes dites 'managériales' sont à rejeter massivement sans un examen préalable."
Il ne faut pas cloisonner privé et public
L’enseignante cite François Rastier, sémanticien et chercheur au CNRS, qui se dresse dans un ouvrage récent "Apprendre pour transmettre - L'éducation contre l'idéologie managériale" contre "une idéologie insidieuse et sans visage, dont les trois mots d’ordre sont : performance, compétition, rentabilité". Il dénonce des contenus et pratiques pédagogiques où les connaissances seraient devenues des compétences, l’élève une future ressource humaine et l’école uniquement une préparation à l’emploi. Il propose un "projet alternatif". Il s’agirait de forger une "sémiotique des cultures" où "la comparaison avec d’autres cultures et leurs textes, mais aussi entre différentes interprétations possibles des textes, hiérarchisées selon leur crédibilité, viendrait au secours de nos matières littéraires".
Agathe Mezzadri estime que la clé de la pratique de l’enseignant réside dans "une articulation logique entre innovation et motivation, irréalisable s’il s’agit de cloisonner les domaines du privé et du public". Elle estime qu'il faut un horizon fixé à la rentrée pour un élève, une classe, un niveau. Comment mettre en place des objectifs? Une première réponse serait quantitative : notes du bac, pourcentage de redoublements, etc. Mais d’une classe à l’autre, d’un examinateur à l’autre, les critères varient et l’impact du professeur et de son enseignement est difficile à établir. "On déplore le fait de se réfugier derrière cette difficulté à se fixer des objectifs chiffrés pour, parfois, ne pas se demander où se trouve notre propre part de responsabilité." Une deuxième réponse serait alors qualitative : la satisfaction des parents, des élèves, de l’enseignant de l’année suivante. "Mais l’on sait bien ici que l’on ouvre la porte à la rumeur, d’une part, à la démagogie, de l’autre."
Le proviseur ne doit pas être un simple "administrateur"
Il est difficile de se concerter, de travailler ensemble pour atteindre des objectifs communs parce que les enseignants sont à chacun leur propre "chef". "Si j’écoute mon propre patron, c’est-à-dire moi-même, il me dit de rentrer rapidement chez moi au lieu de céder à la réunionite de mon proviseur ou de telle inspectrice d'académie ou inspectrice pédagogique régionale parce que j’ai fort à faire. Pourtant, je le penserais sans doute moins et moins souvent si mon chef d’établissement, pardon de le dire, avait un réel impact sur ma motivation et n’était pas un simple administrateur dont je me moque. Et je vivrais moins les inspections comme des grands oraux injustes si elles étaient assez fréquentes pour devenir des lieux de dialogue, de remises en question et d’enrichissement."
La professeure estime que si le dialogue avec le secteur privé donne des perspectives d’innovation stimulantes, il faut se souvenir que les besoins en formation pour de telles innovations y sont évalués et les innovations valorisées par de véritables ressources humaines.
"Les Cahiers Pédagogiques", "Enseignant : un métier qui bouge", numéro de juin 2014, à commander (ici).