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Méthodes de lecture : la réalité n'a rien à voir avec ce qu'on imagine au Collège de France (Une tribune de J Fijalkow)

Paru dans Scolaire le mercredi 22 janvier 2014.

Les idées reçues ont la vie dure ! L’éternelle question des "méthodes de lecture" en offre une remarquable illustration. Il y a quelques jours à peine, Marion Maréchal Le Pen réagissait aux résultats médiocres des élèves français dans PISA en mettant en cause l’increvable "méthode globale" et voici que maintenant, venu des cimes de l’establishment universitaire, le Collège de France, nous arrive un copier-coller de la même agaçante litanie. Roland Goigoux, plus mesuré dans son propos, apporte à Stanislas Dehaene une réponse qui, mettant en question la méthodologie d’une des deux recherches que cite ce dernier et rappelant le score nul de la seconde, renvoie dos à dos les deux types de "méthodes" en attendant les conclusions mieux fondées et à venir d’une recherche qu’il pilote. Disposant pour notre part de résultats intéressant ce débat, nous nous proposons ici d’en apporter quelques échos.

QUELQUES RESULTATS

Dans le souci de savoir ce que font réellement les maîtres dans leur classe, notre équipe de recherche a conduit en 1990 une enquête par questionnaire sur les pratiques de la lecture-écriture au CP, dans le cadre d’une convention avec le ministère de l’Education nationale. Ce questionnaire de 35 pages (79 questions, 399 variables) a fait l’objet d’une rédaction minutieuse effectuée avec des collègues belges, suisses et québécois. Les résultats obtenus en France ont été publiés de façon résumée (Fijalkow et Fijalkow, 1994) puis développée (Fijalkow, 2003).

Environ vingt ans plus tard, en 2009, curieux de voir, de façon objective, éloignée de toute polémique, quels ont été les effets sur les pratiques des maîtres de la violente attaque contre "la méthode globale" conduite par le ministre de l’Education nationale, nous avons effectué une réplication de la recherche de 1990. Nous avons donc refait passer le même questionnaire à un nouvel échantillon d’enseignants de CP (N= 236) et après nous être assurés que nos échantillons sont comparables, nous avons question par question examiné les réponses obtenues à vingt ans de distance. Que ressort-il de cette comparaison ? Tout d’abord nombre de résultats qui sont de nature à rassurer notre collègue du Collège de France.

DU COTE DES PRATIQUES TRADITIONNELLES

Nous appelons "pratiques traditionnelles" celles qui reposent sur une conception de la langue et de son enseignement dont l’histoire montre qu’elles remontent à l’Antiquité gréco-romaine (Marrou, 1948) et que tout le monde connaît sous le nom de b,a,ba. Voyons donc pour quelques questions significatives les résultats obtenus respectivement en 1990 et en 2009 :

Combien de fois faites-vous faire les activités suivantes à vos élèves ?

Lire des syllabes isolées : 54% / 84 %

Assembler des lettres pour faire des groupes de lettres ou syllabes : 54% / 82%

Repérer des lettres ou des groupes de lettres (correspondant à un son) dans des mots ou des phrases : 81% / 89%

Quel que soit le moment de l’année, lorsque vous aidez individuellement un élève à découvrir un mot dans un texte ou dans une phrase, que lui proposez-vous

De regarder les lettres et syllabes et les dire (syllabe par syllabe ou lettre par lettre) : 55% / 84%

Que ce soit au tableau, sur des pancartes, sur des bandelettes (étiquettes) ou sur des feuilles individuelles, est-ce que vous faite lire 

Des syllabes ou des lettres : 51% / 81%

Des phrases indépendantes les unes des autres : 60% / 42%

La progression (planification) que vous suivez pour l’ensemble de l’année, dans votre enseignement de la lecture…

Est celle proposée par une méthode pédagogique ou du matériel pédagogique : 54 % / 68%

Le matériel que vous affichez en classe pendant quelques semaines, en fonction de quoi est-il fait ?

Le phonème : 82% / 87 %

Ce que ces résultats montrent abondamment c’est que l’enseignement actuel met encore plus l’accent que par le passé sur les petites unités de la langue et, complémentairement, que les activités axées sur de grandes unités sont en régression.

Si ces réponses ne sont pas parvenues à convaincre notre collègue que les choses vont dans le sens qu’il appelle de ses vœux, ajoutons cette autre question qui montre que non seulement que les pratiques traditionnelles sont de plus en plus fortes, mais qu’elles l’étaient déjà en 1990 :

Veuillez indiquer le degré d’importance que vous accordez à chacun des énoncés suivants :

Important ou très important : Les élèves maîtrisent les correspondances entre les lettres et les sons : 93% / 99%

PRATIQUES NOUVELLES

Il se trouve toutefois que, comme le cerveau, l’enseignement de la lecture est un objet complexe. D’autres questions peuvent alors amener le trouble à qui le conçoit de manière simplissime. Par contre, ceux qui, comme moi, pensent que focaliser des enfants de 6 ans sur la phonologie n’est pas le meilleur moyen de les motiver à apprendre à lire s’en réjouiront.

En classe que donnez-vous à lire aux enfants ?

Des livres de jeunesse : 48% / 67%

Pratiquez-vous les activités suivantes à partir du livre de jeunesse ?

Vous lisez à haute voix des livres à vos élèves : 50% / 90%

Ce que montrent en effet ces deux questions c’est que de vrais objets de lecture, les livres de jeunesse, sont entrés dans les classes et ont commencé à se faire une place dans la pédagogie. Les pratiques mises en œuvre avec ces livres ne sont malheureusement pas assez développées dans le questionnaire, mais les réponses obtenues montrent néanmoins que le phonème et la syllabe n’occupent pas toute la place et cohabitent avec des écrits ayant un sens pour les enfants et avec des pratiques susceptibles de leur donner le goût de lire et de leur indiquer la finalité des activités qui se déroulent dans la classe.

Les réponses recueillies présentent donc une complexité que ne supposent pas ceux que leur pratique de recherche tient à l’écart de la réalité des classes. Les traitements statistiques en cours devraient nous permettre, notamment par le croisement des réponses, de mieux appréhender cette complexité et de comprendre comment les enseignants procèdent pour résoudre ce qui apparaît au premier abord comme contradictoire : une orientation massive vers le code grapho-phonétique et une place grandissante faite au livre de jeunesse. La lecture, c’est plus que des neurones, c’est des hommes.

Une enquête sur les pratiques pédagogiques n’est certes qu’une enquête, elle fait état de pratiques déclarées, mais toutes les méthodes d’investigation présentent des limites. L’observation en classe, quand il s’agit de pratiques humaines, n’en est pas exempte : qui pourrait croire qu’un enseignant observé longuement par un chercheur se comporte de la même façon que quand il est seul avec ses élèves ? Ce n’est donc pas avec une seule méthode que la réalité peut être appréhendée mais par la convergence de méthodes différentes.

Si la question de ce que l’on appelle de manière frustre "les méthodes de lecture" est donc bien plus complexe que ne le supposent certains, celle de l’efficacité de telle ou telle pratique est plus complexe encore à cerner et demanderait d’autres développements.

Jacques Fijalkow, Professeur de psychologie émérite, Université de Toulouse-le Mirail

FIJALKOW, E. (2003), L’enseignement de la lecture-écriture au cours préparatoire, entre tradition et innovation, Paris, l’Harmattan.

FIJALKOW, E. et FIJALKOW, J. (1994), Enseigner à lire-écrire au CP : état des lieux, Revue française de pédagogie, 107, 63-79.

MARROU, H.I (1948), Histoire de l'éducation dans l'Antiquité, Paris, Le Seuil.

 

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