Philippe Joutard : les nouveaux programmes devront prendre en compte la complexité et les enseignants leur environnement
Paru dans Scolaire, Périscolaire le mercredi 02 octobre 2013.
V. Peillon lance la consultation des enseignants du premier degré dont les réponses fourniront une base de travail au futur Conseil supérieur des programmes pour élaborer de nouveaux programmes pour l'école primaire. Philippe Joutard, historien, ancien recteur, avait été chargé de la coordination des travaux pour les programmes de 2002. Ils avaient été bien accueillis par une grande partie du corps enseignant, largement consulté, mais critiqués par les tenants des "fondamentaux" et remplacés en 2008 par les "programmes Darcos", recentrés sur le "lire, écrire, compter". Ceux-ci avaient été à leur tour critiqués pour leur lourdeur.
ToutEduc : N’aurait-il pas fallu que, dès son arrivée, Vincent Peillon abroge les programmes de 2008 pour l’école primaire et remette en vigueur ceux de 2002 qui, eux, avaient recueilli le consensus de la communauté éducative ?
Philippe Joutard : Ayant été l’animateur de la commission des programmes de 2002, je suis le moins bien placé pour répondre. Mais, selon moi, c’était l’occasion de laisser aux enseignants la liberté pédagogique d’appliquer les programmes de 2002 ou de 2008 afin, à partir de leurs explications, d’en faire l’évaluation.
ToutEduc : Quels sont les points forts des programmes de 2002 ?
Philippe Joutard : C’est d’abord la façon dont ils ont été élaborés, discutés et accompagnés de documents pour leur mise en œuvre même si, a contrario, leurs points faibles ont été l’insuffisance de formation continue et l’absence d’une véritable évaluation. Et ce qui était également positif, c’est qu’ils faisaient de la polyvalence des professeurs des écoles une force. Il s’agissait, en effet, d’acquérir la maîtrise de la langue, écrire et lire, au travers des différentes disciplines, ce qui fait voir autrement la question des horaires de chaque matière et bat en brèche les vieilles lunes de la distinction entre matières dites "fondamentales" et le reste. Par exemple, l’histoire-géographie ou l’éducation physique sportive participent de l’appropriation de la langue et font partie d’une éducation culturelle indispensable à cette appropriation. Dernier aspect positif que je voudrais souligner : ces programmes ont délibérément voulu préparer les enfants et futurs adultes à se situer dans le monde du XXIème siècle, celui de la complexité. Or, la complexité doit s’apprendre très tôt. Et la complexité était au centre de ces programmes, ce qui a fait dire qu’ils étaient très (certains ont dit "trop") ambitieux et exigeaient une formation continue des enseignants. Mais je crois qu’aujourd’hui nous n’avons pas le choix.
ToutEduc : Quel est votre avis sur les modalités de la consultation mise en œuvre pour les futurs programmes du primaire ?
Philippe Joutard : Elles ont l’intérêt d’amener à une évaluation de ce qui se pratique et de conduire à une réflexion qui est une sorte de première appropriation de ce que vont être ces programmes.
ToutEduc : En 2002, il n’y avait pas de "socle commun de connaissances, de compétences et de culture" ?
Philippe Joutard : Le socle commun, ou la culture commune, c’est l’idée de globalité, de refus du découpage. Les programmes ont absolument à prendre en compte cela. Mais il est prévu que ce socle soit revu. Les futurs programmes doivent être préparés en même temps ; il faut donc qu’ils ne soient pas figés ; qu’ils puissent évoluer pour s’adapter à une inflexion de ce socle, de cette culture commune. Ainsi, si on considère la culture humaniste (français, histoire-géographie, histoire des arts, langues…) qui fait partie du socle, il importe de créer des passerelles entre chacune des matières pour qu’elles contribuent à son acquisition. Il ne faut pas hésiter à être précis, en donnant des exemples concrets dans les indispensables documents d’accompagnement.
ToutEduc : Est-ce que l’appropriation des programmes et du socle commun relève du seul domaine scolaire ?
Philippe Joutard : Les parents des catégories sociales aisées, non seulement suivent de très près la scolarité de leurs enfants, mais veillent à ce qu’ils aient un certain nombre d’activités culturelles, sportives et de loisirs. C’est bien la preuve qu’il n’y a pas que l’Ecole qui joue un rôle dans l’acquisition des connaissances et des compétences.
D’autre part, le phénomène contemporain du numérique joue également un rôle extrêmement important. On peut dire que, entre autre, la culture historique des enfants passe plus par les jeux vidéo ou Wikipedia que par le manuel ou le propos du maître ou de la maîtresse. On peut nier cela. On peut aussi laisser faire, ce qui va introduire à l’école une masse indistincte, des « à peu près », du flou qui vont se substituer à la connaissance historique. On peut choisir également, et c’est mon choix, de ne pas ignorer cette réalité et de réguler cette interaction entre l’Ecole et ce que les enfants font ailleurs par du lien entre Ecole, familles, associations et mouvements pédagogiques et d’éducation populaire, institutions culturelles, collectivités territoriales. L’évolution des rythmes scolaires comme la forte introduction du numérique à l’école sont des opportunités à saisir.
Propos recueillis par Arnold Bac pour ToutEduc