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L'école numérique à la française n'est pas pour demain (colloque)

Paru dans Scolaire le jeudi 11 avril 2013.

Le manuel numérique tarde à trouver sa place dans les écoles"Aujourd'hui, la diversité des options techniques retenues par les collectivités et la vétusté des équipements ne permettent pas de penser que le numérique à l'école puisse rapidement se généraliser." Pour Michel Leroy, inspecteur général de l'éducation nationale chargé d'une mission sur les manuels numériques en 2011-2012, l’école française n’a pas les moyens de réaliser ses ambitions en matière d’éducation numérique. Il est intervenu mardi 9 avril dans le cadre d'une table ronde sur l'impact du numérique sur le devenir du livre scolaire. Editeurs, professeurs ou chercheurs, tous les intervenants partageaient ce diagnostic. "Il y a un écart énorme entre les discours et les pratiques réelles : les écoles françaises ne sont pas prêtes", a confirmé Bruno Devauchelle, chargé de mission pour le développement des TIC.

Les obstacles seraient avant tout d'ordre matériel. Selon Anthony Lozac'h, membre du SE-UNSA et professeur d’histoire-géographie, les établissements ne bénéficient pas de dotations suffisantes. Leurs équipements, souvent vétustes, créent chez de nombreux enseignants une "peur de la panne" qui ne les incite pas à utiliser les ressources numériques dans le cadre de leur cours. Ces réactions sont plus ou moins marquées en fonction des régions : "la fracture numérique passe moins par le nombre d'équipements que par la diversité des usages pédagogiques", note M. Leroy.

Devant ce scepticisme enseignant, les exériences pédagogiques menées dans certaines académies pilotes se sont révélées peu concluantes. A l’issue du programme "Un collégien, un ordinateur portable", mené depuis 2002 dans les Landes, 45% seulement des enseignants voyaient dans l'ordinateur un atout, quand 50% le percevaient comme une contrainte supplémentaire. Trop peu de conseils généraux ont lancé une initiative du même genre, ce qui a empêché le projet de "bénéficier d’un effet de masse suffisant pour donner au livre numérique un statut différent", selon le bilan de l’opération.

Déception

De fait, aujourd’hui, les manuels papiers sont largement majoritaires dans les écoles Françaises. "Les enseignants sont déçus des manuels numériques, qui sont trop souvent des manuels numérisés. Lorsqu'ils se contentent de dupliquer le papier, leur valeur ajoutée est faible, voire négative en termes de confort de lecture", estime Michel Leroy.

Les éditeurs se défendent de suivre ce type de logique. "On n'est plus du tout au temps des manuels numérisés", rétorque Sylvie Marcé, PDG des éditions Belin. En complément du support papier, qui offre à l’enseignant un fil conducteur essentiel, le manuel numérique peut servir de "base de données" qui permet de compiler un certain nombre de documents, textes, vidéos ou iconographies. "Il répond aux pratiques singulières des enseignants Français", note S. Marcé.

En France, les enseignants ne prennent pas le manuel pour "la parole de référence" : ils le voient davantage comme un support de travail, dont ils se passent d’ailleurs souvent. "Les problèmes du manuel numérique se retrouvent dans le manuel papier, qui est lui aussi sous-utilisé, notamment dans les sciences epérimentales et en littérature", remarque M. Leroy. Pour coller à ces pratiques "libérales", les éditeurs proposent souvent des manuels fragmentés, qui se retrouvent "adaptés au rythme de travail des enseignants, et non à celui des élèves", comme le relève Anthony Lozac'h. Organisés par séquences pédagogiques, ils servent de base à la construction du cours mais sont souvent rébarbatifs pour les élèves et inaccessibles pour les parents.

Manuel idéal

Ce sont autant de défauts que les manuels numériques pourraient corriger, à condition d’être utilisés en complément du papier. Selon Sylvie Marcé, "la dissociation des supports permet de redonner de la chair aux manuels". Dès lors que les "bases de données numériques" permettent d'enrichir chaque séquence d'enseignement, le livre papier n’a plus besoin d’être fragmenté, il retrouve une certaine continuité et "raconte à nouveau une histoire". Le manuel devient plus lisible par tous, tandis que les ressources numériques permettent à l’enseignant de s’adapter au profil de chaque élève."Ce n'est pas un enseignement général pour 30 élèves qui va proposer des solutions personnalisées. Le manuel numérique doit aller dans le sens d'une meilleure interaction enseignant-élève, et offrir des solutions plus individualisées", affirme la PDG des Editions Belin. Le numérique facilite aussi le décloisonnement des savoirs et des disciplines, ce que l'éducation nationale est "incapable de réaliser dans l'état actuel des choses", complète A. Lozac'h.

L’évolution pédagogique que ces basculements impliquent effraie les enseignants autant, sinon plus, que les difficultés techniques qu'ils pourraient rencontrer. Le numérique signerait la fin de l’enseignement traditionnel et remettrait en question l’autorité du professeur. "Beaucoup d’enseignants ont peur d'être dépossédés d'un modèle pédagogique et scolaire hérité", remarque A. Lozac’h.

Qu’elle soit crainte ou espérée, cette transformation interroge le statut de l’enseignant. "Le professeur est-il un ouvrier spécialisé, qui serait au service du numérique, ou bien un concepteur créateur ?" En réalité, il n'est ni l'un, ni l'autre. Ces conceptions extrêmes débouchent sur deux types d’excès : certains manuels succombent au "fantasme numérique" et proposent un contenu pédagogique très pauvre car ils supposent que le support aide en lui-même les élèves à apprendre; à l’inverse, certains enseignants affirment leur singularité pédagogique en créant leur propre manuel, sans se soucier des programmes officiels.

Prophètes et marchands

Pour A. Lozac’h, combattre ces deux excès revient à poser la question de la labellisation des manuels. Les manuels papier ont un "label masqué" : souvent signés par un inspecteur de l’éducation nationale, ils ne se vendent qu’à condition de respecter les programmes officiels. "Depuis le 18e siècle, l'édtion scolaire a pour objectif de formater l'école et les enseignants", résume Bruno Devauchelle. Les manuels numériques s’affranchissent en partie de ces contraintes. Pour contrôler leur production, une politique de labellisation serait nécessaire ; "elle n’affecterait pas les éditeurs", soutient A. Lozac’h.

Donner un label implique de définir un manuel "idéal". Or, dans l’état actuel des choses, il est impossible d'en déterminer le modèle. "Pour détermier un manuel idéal, il faut avoir une idée précise des finalités de l'école. Aujourd'hui, nous ne l’avons plus", explique M. Leroy. Sous Condorcet, le maître était le seul dépositaire du savoir : les manuels lui permettaient de remplir ce rôle et d'asseoir son autorité. Ce principe pédagogique semble obsolète, mais aucun modèle normatif n'est encore parvenu à le remplacer. Pour Bruno Devauchelle, "la lenteur d'adoption du numérique est avant tout liée aux rigidités du système scolaire français".

La France devrait-elle accélérer et prendre modèle sur la Corée, qui veut équiper toutes ses écoles en tablettes et manuels numériques dès 2015 ? M. Leroy invite à se méfier des exemples étrangers érigés en modèles, ainsi qu'aux objectifs chiffrés en matière d'équipement numérique : les uns et les autres peuvent être liés à des objectifs commerciaux. "Souvent, les marchands sont derrière les prophètes".

Raphaël Groulez

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