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La valorisation des "bonnes pratiques" : un mauvais réflexe ? (A. del Rey)

Paru dans Scolaire, Culture le mardi 19 février 2013.

Couverture de La tyrannie de l'évaluationLa promotion des "bonnes pratiques" locales est devenue récurrente : rapports et guides pédagiques préconisent de  s'inspirer des pratiques "qui marchent", à l'étranger ou dans certains établissements. Si la volonté de repérer et "diffuser les bonnes pratiques" semble faire consensus, cette démarche ne va pas de soi. Dans un essai paru en février 2013, La tyrannie de l'évaluation, la philosophe Angélique del Rey s'élève contre "ce benchmarking qui prétend mettre en avant dans l'abstrait les 'bonnes pratiques'". Elle affirme qu'il faut "remettre en question l'idée selon laquelle des 'trouvailles' locales seraient suceptibles, dès lors que leur évaluation serait positive, de faire "tache d'huile" et de se généraliser".

S'il avait été réélu, N. Sarkozy aurait centré la pédagogie sur l'évaluation et la généralisation des bonnes pratiques. L'actuel ministre de l'enseignement, V. Peillon, ne se démarque pas de cette ambition : il affirmait récemment qu'il fallait "faire des progrès pour diffuser les bonnes pratiques, en utilisant les enseignants eux-mêmes pour montrer ce que l’on peut faire et ce qui marche". 

Si A.del Rey ne cite nommément aucun homme politique, elle remet en question la logique de ce type de discours. Pour elle, l'efficacité des pratiques pédagogiques dépend avant tout du contexte dans lequel elles s'inscrivent. Une méthode qui "marche" à un certain endroit n'est pas forcément exportable ailleurs, ni généralisable.

Naïveté

Les "bonnes pratiques" correspondent à une notion rassurante mais dangereuse, prévenait déjà le psychologue Jacques Nimier en mars dernier (lire ToutEduc ici). En faire un "standard" pédagogique consisterait à réduire les élèves à des individus interchangeables, la méthode employée étant supposée bonne "en elle-même", indépendemment du profil des classes concernées.

Selon A. del Rey, la confiance que nous plaçons dans les "bonnes pratiques" est liée à la"naïveté" qu'entretient le système d'évaluation actuel. Les "notes" font office de "critère de vérité universel" : elles nous donnent l'illusion de déterminer objectivement la valeur d'une action, d'une pratique ou d'un système, indépendamment "de la situation, du public et de ce que l'on transmet". Par conséquent, les évaluations chiffrées applanissent la réalité et nous font ignorer le fait "qu'il n'existe aucune continuité entre local et global".

Qu'elle s'applique à un dispositif ou à un individu, l'évaluation nie la singularité de l'évalué pour mieux le définir en fonction des normes en vigueur. Elle le "tyrannise" en dissimulant les critères qu'elle valorise derrière une prétendue objectivité. Selon A. del Rey, le paradigme républicain du "mérite" est ainsi devenu "une caricature de lui-même" en s'appuyant sur des systèmes d'évaluation qui prônent l'individualisme et la compétition entre les individus.

"A l'idée d'une formation de l'esprit humain permettant à chacun d'être un sujet social, politique, humain, s'oppose aujourd'hui un individualisme sans limites qui transforme l'esprit de chacun en un petit 'capital' personnel, le découpe en tranches de 'compétences' et soumet tout apprentissage à a question de l'utilité et du profit", dénonce l'auteure de A l'école des compétences - De l'éducation à la fabrique de l'élève performant (La Découverte, 2010).

Le fruit d'un point de vue

A rebours de ces évaluations par compétences, la philosophe prône des évaluations "formatrices". Elles ne se contenteraient pas de répertorier les performances de l'individu dans tel ou tel domaine abstrait, mais "colleraient" à chaque situation spécifique. Elles seraient "territorialisées" afin d'atteindre "une efficacité plus situationnelle que globale", mais aussi  "participatives", à partir des "autoconfrontations croisées" des acteurs impliqués. Selon l'auteure de L'Eloge du conflit (La Découverte, 2007), une évaluation cohérente ne devrait jamais apparaître comme une vision neutre de la réalité, mais au contraire dévoiler qu'elle est seulement "le fruit d'un point de vue".

A. del Rey refusant la logique des "bonnes pratiques" applicables partout, elle ne prétend pas défendre une méthode plutôt qu'une autre. Proposer un classement des meilleures évaluations reviendrait à opposer les évaluations entre elles, ce dont l'auteure se défend. "Aucune évaluation n'est plus performante ou 'plus vraie' que les autres, car il n'y a pas dans le réel de 'pointillés' qu'une évaluation performante pourrait dévoiler", affirme-t-elle.

D'autant que le type d'évaluation qu'elle propose reste utopique. Aucune méthode, aussi novatrice soit-elle, ne proposerait d' alternative crédible au système de classement dominant. "Il n'existe à l'heure actuelle aucune alternative aux évaluations standardisantes qui se sont imposées", regrette la co-auteure de La Chasse aux enfants (La Découverte, 2008).

A. del Rey ne nie pas que des pratiques parallèles existent, mais elle les renvoie dos à dos avec les évaluations traditionnelles. Aussi décalée soit-elle, toute pratique se trouve "récupérée" par l'idéologie individualiste qui encadre le parcours scolaire et professionnel des individus. Si l'évaluation participative, l'autoévaluation ou les pédagogies actives semblent s'affranchir de la culture de la performance, elles sont en réalité "détournées par l'esprit du temps". Les pédagogues ont beau faire preuve de bonne volonté, ils finissent toujours par être rattrapés par "le monde dans lequel ils enseignent, qui est un monde de concurrence et de compétition".

Sans révolution, point de salut ?

Si l'on suit l'auteure, toute initiative innovante serait vouée à l'échec tant que le système idéologique actuel n'a pas été renversé. Seul un changement de "paradigme" social permettrait de mettre fin à la "tyrannie de l'évaluation". La philosophe prend donc le parti de définir un nouvel "idéal-type" d'évaluation, sans l'inscrire dans des pratiques concrètes, actuelles ou imaginées.

Comme tout "programme révolutionnaire", l'ouvrage d'Angélique del Rey est à la fois stimulant et frustrant. Elle appelle à la vigilance devant des expressions faussement neutres, comme les "bonnes pratiques", et des méthodes qui n'ont parfois de novatrices que le nom. La philosophe rappelle aussi que le problème de l'évaluation ne se limite pas à une question de notes ou au cadre de l'école, mais relève d'un système idéologique qu'il est difficile, voire impossible, de contourner à la marge.

Pour autant, sa démarche purement théorique, aussi motivée soit-elle, finit par décourager le lecteur, faute d'exemple concret auquel rattacher une évaluation "déterritorialisée" et "participative". L'argument selon lequel toute pratique innovante serait idéologiquement corrompue fait problème par le fatalisme qu'il implique. La clairvoyance de l'analyse amène paradoxalement à un déni de réalité - peut-on patiemment attendre le Grand Soir avant de remettre en question les pratiques évaluatives actuelles ? Même si ces contestations ne parviennent pas à renverser le paradigme actuel, ne peuvent-elles pas contribuer à son évolution ?

Optimisme théorique

A. del Rey est consciente des dérives attentistes d'une analyse trop pessismiste de la situation. Même si elle affirme que "la nature même de l'évaluation est concurrentielle", le dernier chapitre de La Tyrannie de l'évaluation laisse entendre qu'une évaluation plus juste reste possible, au moins théoriquement. L'auteure oscille sans cesse entre fatalisme et optimisme théorique, d'où un degré d'abstraction parfois troublant. Si "il est possible de chercher à développer des modélisations suffisamment souples pour prendre en compte des émergences, évoluer en fonction du contexte ainsi que des effets produits, et tolérer la multiplicité des 'interprétations globales'", pourquoi ne pas tenter d'élaborer l'un de ces modèles, ou de le rapprocher avec une pratique actuelle ?

En choisissant de placer son analyse sur le terrain de la réfléxion abstraite, A. del Rey tombe elle même dans le travers qu'elle dénonce. Pour reprendre sa propre expression, elle "dé-territorialise" son analyse en définissant un idéal-type d'évaluation sans l'ancrer dans des situations ou des pratiques spécifiques. Ses principes généraux sont théoriquement pertinents, mais ils ne sont jamais mis à l'épreuve des contextes dans lesquels ils pourraient s'appliquer. Peut-on imaginer évaluer un dispositif comme on évalue un élève ? Un inspecteur, un scientifique et un enseignant peuvent-ils tous aussi facilement reprendre à leur compte les principes d'une évaluation "déterritorialisée" et "participative" ? S'il est possible de mettre en place une "autoévaluation croisée" d'un dispositif (en permettant à des acteurs de natures diverses d'intervenir, comme l'ont montré les théories sociologiques de "l'acteur-réseau"), comment développer ce type d'évaluation dans une salle de classe ? L'évaluation participative n'y parviendrait pas puisque, selon A.del Rey, elle est devenue "un moyen de diffuser efficacement la culture de la performance".

Par ailleurs, l'idée d'une évaluation "contextuelle" fait aussi problème dans le cadre de l'Education nationale : comment l'articuler à l'idée de "socle commun" ? Comment en faire accepter l'idée à certains syndicats, comme FO, très attaché au caractère national du système scolaire, ou la FSU, qui défend l'idée d'un " programme obloigatoire de culture et de compétences communes"  ?

Affirmer que ces positions dépendent de positions idéologiques distinctes revient à nier la possibilité d'un débat. Les obstacles concrets ne peuvent pas être esquivés par une pirouette intellectuelle qui porte le nom de "révoluition paradigmatique". Tout comme les "bonnes pratiques", le "changement de paradigme" est souvent une déclaration d'intention.

Raphaël Groulez

Angélique del Rey, La tyrannie de l'évaluation, La Découverte, "Cahiers Libres", 150p. Cet essai est aussi disponible en version numérique sur le site des éditions La Découverte, ici.

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