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Lecture : faire la part de la dyslexie et des méthodes qui négligent les apprentissages (S. Garcia à propos d'un livre à paraître)

Paru dans Scolaire le mercredi 09 janvier 2013.

"Dans la loi de 2005, les pouvoirs publics reconnaissent officiellement la dyslexie comme un handicap. Sous couvert de 'reconnaître' le handicap que constituent les troubles des apprentissages, ils ont en fait éludé la question pédagogique. Pourtant, en l’état actuel de la recherche, il est difficile d’affirmer que les difficultés d’apprentissage de la lecture, chez les élèves qui seront rapidement classés comme ‘dyslexiques’, relèvent vraiment de dysfonctionnements cognitifs." C'est ce que montre l'ouvrage de la sociologue Sandrine Garcia (université Paris-Dauphine), "A l'école des dyslexiques" qui doit paraître aux éditions La Découverte le mois prochain. Elle répond à nos questions.

ToutEduc : Quelles sont les conclusions de votre enquête ?

Sandrine Garcia : En travaillant sur la production de normes dans le domaine de la lecture, j’ai constaté qu'une "pédagogie fonctionnelle de la lecture" s'était imposée entre 1975 et 1980. Elle a eu pour effet la dévalorisation des aspects les plus techniques de l’apprentissage de la lecture. On a opposé la compréhension et le déchiffrage, comme s'ils n'étaient pas liés, au profit de la compréhension. On a voulu enseigner par imprégnation à partir de textes "vrais", "authentiques", c'est-à-dire des textes ayant une fonction sociale (non écrits pour une méthode) , comme des recettes de cuisine, des affiches, des articles de journaux ou de la littérature jeunesse. Cela a eu comme conséquence de nier les difficultés réelles de cet apprentissage. Dans les années 1980, des experts ont mis l'accent sur le désir de lire de l'élève, le "projet de lecture" et sur l'importance de "la vérité du texte", le sens des textes, leur valeur culturelle, sur le "aimer lire". Du coup, les enseignants négligent parfois le déchiffrage et la lecture à haute voix qui se trouvent délégués aux orthophonistes dont le nombre a fortement augmenté depuis les années 1980. Parallèlement s’est développé une mobilisation de parents pour voir qualifier de dyslexie, donc de trouble susceptible d'être pris en charge par la sécurité sociale, des difficultés qui relèvent de l'apprentissage et non du médical ou du paramédical.

ToutEduc : Qu'entendez-vous par "dévalorisation des aspects techniques" ?

Sandrine Garcia : Dans les années 80, cette pédagogie fonctionnelle a conduit à de nouvelles démarches, tandis que d'autres étaient délégitimées, comme la lecture à voix haute et le déchiffrage. On a privilégié la lecture silencieuse pour les élèves et encouragé le développement d’hypothèses sur le sens d’un texte, avec des exercices à trous, des discussions collectives pour déduire le sens d’un texte ou d’une illustration, on a cherché à habituer les élèves à lire avec des "silhouettes" de lettres, pour leur éviter de décoder les lettres. Ces méthodes fonctionnelles s’inspirent du modèle du lecteur adulte. Par la suite, on a valorisé "l’entrée par les albums", c’est-à-dire qu’on leur propose d’apprendre à lire avec des textes littéraires (albums jeunesse) dont le champ lexical est parfois très complexe, ce qui augmente la difficulté.

ToutEduc : Quels problèmes posent ces méthodes ?

Sandrine Garcia : Cette démarche cumule les difficultés, pour les élèves qui ne bénéficient pas d'un accompagnement important dans le cadre de la famille. Or, l’enseignant d’une classe de 25 à 30 élèves n’a pas le temps de s’assurer que chaque élève a compris le sens de ce qu’il lit. Il n'y a pas de vérification systématique et suffisamment tôt de la maîtrise effective du décodage. Bruno Suchaut (Université de Bourgogne) a montré que le temps d’apprentissage en classe, au CP et au CE1, avait des effets puissants sur les résultats des élèves. Mais organiser de la lecture à voix haute pour chaque élève 5 minutes par jour, dans une classe de 25 ou 30 élèves, prend beaucoup de temps. Il faudrait aussi que les enseignants soient convaincus de l'intérêt de ces pratiques, qui ont été fortement décriées dans les années 1980. Aujourd'hui, une conscience plus grande est accordée au décodage. Les instructions de 2002 "réhabilitent" le déchiffrage mais impose aussi l'idée qu'il faut apprendre avec les albums jeunesse, ce qui implique des textes difficiles et peu progressifs.

ToutEduc : Quelles sont les conséquences de l’usage de ces méthodes ?

Sandrine Garcia : Sans accompagnement familial, l’élève se sert davantage de sa mémoire auditive et parfois ne fait que répéter des mots qu’il ne sait pas lire. Cette démarche lui permet de masquer ses lacunes. On supprime la progressivité, on disqualifie les étapes. Par ailleurs, en supprimant la lecture à voix haute et le déchiffrage, on occulte le fait que l’apprentissage de la lecture nécessite de l’entrainement. On nie le statut de l’apprenant. Du coup s'est développé un très gros marché pour la méthode syllabique, les parents achetant un manuel pour faire travailler leurs enfants.

ToutEduc : Pouvez-vous préciser à quoi servent la lecture à haute voix et le déchiffrage ?

Sandrine Garcia : La lecture, c’est comme un geste sportif. Il faut s’entrainer avec un coach, c’est-à-dire un adulte à côté de soi pour corriger ses erreurs. Sinon, l’enfant invente, se débrouille, devine. C’est comme lorsque l’enfant se met à parler, son entourage exerce une action correctrice pendant des années.

ToutEduc : Vous parlez dans votre ouvrage de "carrière dyslexique". Qu'entendez-vous par là ?

Sandrine Garcia : Au lieu de confronter l’élève reconnu dyslexique à ses faiblesses et lui permettre de les dépasser – avec de l’entraînement – l’institution lui évite au maximum d’avoir à faire face à son échec. Par exemple, au lieu de l’aider à déchiffrer les consignes d’un exercice, l’enseignant les lui lit à l’oral. Du coup, il entre dans un parcours spécifique, qui est défini par sa situation d'élève en difficulté face à l'écrit.

ToutEduc : Comment réagissent les parents des enfants en difficulté ?

Sandrine Garcia : C'est variable selon les milieux. Face à l’échec de leur enfant, certains achètent un manuel d’apprentissage de la lecture et lorsque c’est fait avec conviction et persévérance, j’ai constaté que les difficultés s’estompent. Il y a une mère parmi mon échantillon de parents dont la fille dyslexique était orientée en CLIS. Cette mère l’a déscolarisée, a pris en charge son enseignement avant de la rescolariser en 6e dans le système normal. Il y a un effet fort de la conviction des parents.

ToutEduc : Pourquoi tous les parents ne réagissent-ils pas de la même manière ?

Sandrine Garcia : Ces parents considèrent que les difficultés de leurs enfants sont dues à une défaillance pédagogique qu’ils peuvent compenser. Ces parents sont des "intellectuels", des enseignants par exemple. D’autres parents envisagent le problème, non pas sous l’angle pédagogique, mais comme anormal et médical. Ils sont moins à l’aise avec la culture scolaire. C’est une différence centrale.

ToutEduc : Qu’est-ce que la dyslexie ? existe-t-il une différence objective entre la dyslexie et les difficultés de lecture ?

Sandrine Garcia : Communément, on la définit comme "une difficulté durable de la lecture chez un enfant scolarisé, appartenant à un milieu social normal". La notion de “difficulté durable” pose problème. Comment savoir depuis quand l’enfant présente de réelles difficultés puisque cela dépend du type d’apprentissage et de la durée de l’apprentissage réel ? Certains orthophonistes parlent d’ailleurs de "dys-pédagogie". Ils considèrent que les enseignants délèguent aux orthophonistes certaines pratiques dévalorisées et chronophages.

ToutEduc : Comment les orthophonistes soignent-ils les élèves considérés comme dyslexiques ?

Sandrine Garcia : Les orthophonistes détectent la dyslexie par un test qui évalue la vitesse de lecture à haute voix et la précision du déchiffrage. Le dyslexique est donc un mauvais déchiffreur.

ToutEduc: Comment avez vous mené votre enquête ?

Sandrine Garcia : J’ai envoyé un questionnaire à 650 membres d’une fédération nationale de parents d’enfants dyslexiques. J’ai également mené des entretiens avec ces parents, et d’autres qui n’avaient pas considéré les difficultés de leur enfant comme un problème médical. J’ai aussi rencontré des orthophonistes.

Sandrine Garcia est maître de conférences en sociologie à l’université de Paris-Dauphine et chercheuse à l’IRISSO (Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales). Elle a publié en 2011 "Mères sous influence. De la cause des femmes à la cause des enfants" aux éditions La Découverte.

"A l'école des dyslexiques. Naturalisation ou combattre l'échec scolaire?" de Sandrine Garcia, à paraître aux éditions La Découverte

Ecouter l'émission "Lecture à l'école: pourquoi les élèves n'apprennent-ils pas le B-A BA?" sur RFI partie 1 ici et partie 2 ici

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