Tricentenaire de Rousseau : une occasion de s'interroger sur ce qui est réellement important (D. Kambouchner)
Paru dans Petite enfance, Scolaire, Périscolaire, Culture le samedi 16 juin 2012.
Le philosophe Denis Kambouchner fait partie des initiateurs d'un colloque sur "L'Emile de Rousseau", qui durera une pleine semaine à Cerisy-la-Salle, du 18 au 25 juin (voir ToutEduc, ici). Il nous dit pourquoi.
Denis Kambouchner : Tricentenaire de la naissance de Rousseau, deux cent cinquantième anniversaire de l'Emile... Cela fait quelques années qu'avec la SOFPHIED [la société francophone de philosophie de l'éducation, ndlr], nous pensons que c'est l'occasion de réunir des historiens, des spécialistes des sciences de l'éducation et des philosophes plus "académiques", avec l'espoir qu'il en sortira quelque chose de nouveau, que nous arriverons à dépasser les cloisonnements habituels.
ToutEduc : Ce sont des cloisonnements que vous ressentez dans votre environnement universitaire ?
Denis Kambouchner : Oui, mais on peut les dépasser, comme en témoigne l'intérêt des étudiants de philosophie lorsqu'on leur propose un cours sur le thème de l'éducation, domaine assez négligé dans les départements "classiques". Et l'Emile a une postérité considérable, c'est un livre qui fait toujours signe, et qui dépasse les clivages disciplinaires. Cet anniversaire me semble être l'occasion de faire retour sur un problème fondamental : quel homme les éducateurs peuvent-ils espérer former ? Allons plus loin, peuvent-ils même prétendre former un homme ? On voit dans ce texte le personnage de l'éducateur occuper une place centrale, avec une maîtrise totale des évolutions de son élève. Nous sommes aujourd'hui très loin d'une telle conception de l'éducation.
ToutEduc : Effectivement, même si on peut s'interroger sur les ambivalences de notre système éducatif, où le maître est supposé détenir la totalité du savoir qu'il transmet à ses élèves, mais où on admet que ceux-ci puissent n'en recevoir que la moitié, n'avoir que 10/20, et donc conserver une part de liberté... Mais comment Jean-Jacques conçoit-il justement ce citoyen que sera Emile ?
Denis Kambouchner : C'est un point difficile de cette oeuvre. Rousseau s'interroge : faut-il faire un homme ou faut-il faire un citoyen, et le citoyen de quelle société ? Mais en fait, cet Emile élevé loin de la société, du moins dans un premier temps, sera, une fois parvenu à l'âge adulte, le meilleur des citoyens, le citoyen d'une société bien instituée sur laquelle l'Emile donne toutefois peu de détails.
ToutEduc : Rousseau n'a-t-il pas aussi un rapport difficile à la lecture ?
Denis Kambouchner : Il écarte totalement les livres de la première éducation de l'enfant, avec le sentiment que les lectures précoces favorisent les fausses idées, et vont générer des représentations imaginaires qui influeront sur le sujet toute sa vie.
ToutEduc : Nous faisons aujourd'hui au contraire une grande place à la littérature de jeunesse...
Denis Kambouchner : Les livres au XVIIIème siècle sont bien différents de nos albums, mais au-delà des débats sur cette littérature, où l'on trouve le pire et le meilleur (j'aime personnellement beaucoup Claude Ponti), et sur la postérité des contes de Perrault, c'est la question même de la place des mots dans l'éducation qui est posée. Un philosophe comme Dewey, adepte du "learning by doing", met au premier plan l'expérience pratique et sensible. Comment l'articule-t-on avec l'acquisition des mots ? Qu'est-ce qui doit venir d'abord ? Que faut-il communiquer en premier lieu aux enfants ? Je pense qu'une réflexion sur Rousseau nous oblige à nous mettre au clair sur ce qui est réellement important.