Le SNPDEN dresse le tableau de la situation politique de l'Education nationale à la veille de l'alternance
Paru dans Scolaire le jeudi 10 mai 2012.
Les personnels de direction ont ressenti un "soulagement" après l'élection de François Hollande. C'est du moins le terme qu'utilise Philippe Tournier, le secrétaire général du SNPDEN (le syndicat UNSA majoritaire). Il sera reconduit demain 11 mai, à l'issue du congrès de Lille. Le rapport d'activité a été approuvé par 94 % des votants et une seule liste se présente pour la direction de cette organisation qui a la culture du consensus.
ToutEduc : Comment voyez-vous le changement politique ?
Philippe Tournier : Nous sommes très conscients des contraintes budgétaires qui vont peser sur le nouveau gouvernement, mais aussi sur la diffculté de revenir sur certaines mesures qui sont des "poisons lents". Je vois la loi TEPA comme "la morphine des suppressions de postes". Beaucoup de nos établissements et de nos personnels, et parfois les plus engagés professionnellement sont aujourd'hui des addicts aux heures supplémentaires défiscalisées. Si on supprimait brutalement cette disposition, la rentrée 2012 n'aurait pas lieu. De même pour la carte scolaire. La rétablir reviendrait à demander aux élèves des quartiers défavorisés scolarisés en centre-ville de bien vouloir retourner dans leurs quartiers...
ToutEduc : Que demandez-vous au futur ministre ?
Philippe Tournier : Une politique compréhensible, cohérente et suivie. Il faut faire des choix. Dans quelques semaines, les élèves vont passer un brevet des collèges qui est devenu un mini-bac et valider un socle commun de connaissances et de compétences. Ce sont deux exercices totalement contradictoires. C'est l'un ou l'autre. Ou bien nous inscrivons le collège dans la logique du socle commun, hors de la compétition, ou bien nous sommes dans une logique de sélection.
ToutEduc : L'opinion publique et les intellectuels français sont plutôt dans une logique méritocratique...
Philippe Tournier : ... et nous avons un système éducatif inégalitaires. Les résultats de PISA sont effrayants : les origines sociales marquent les résultats scolaires plus quaux Etats-Unis et en Angleterre, et plus qu'au Brésil ou en Turquie ! L'Ecole est pourtant trop souvent convaincue de sa supériorité morale. On s'est créé un récit, de type chamanique, sur le Savoir, avec un grand S, et les enseignants sont déchirés entre une construction un peu mystique et la réalité.
ToutEduc : Comment imaginez-vous un nouveau paysage scolaire ?
Philippe Tournier : D'abord, comme je le disais, le socle commun, sans exclusion ni compétition, mais la question d'éventuels établissements du socle commun est subalterne. Il ne faut pas commencer par ce qui fait polémique, mais apprendre à travailler ensemble... Ensuite s'ouvre pour les élèves une période où ils se distinguent les uns des autres, certains allant vers un CAP, d'autres vers un bac +3. Certains d'entre nous pensent d'ailleurs qu'on devrait leur laisser le choix de leur orientation. Quant au bac, si c'est un "monument", comme l'a dit Luc Chatel, il faut que la France demande son inscription au patrimoine immatériel de l'humanité ! S'il sert à écarter 10 ou 15 % d'élèves des études supérieures, on pourrait imaginer plus simple et même plus fiable.
ToutEduc : Vous évoquez un niveau "bac-3 à bac +3", est-ce à dire que vous imaginez des établissements allant jusqu'à la licence ?
Philippe Tournier : Non, j'évoque les moments de l'enseignement de masse. De plus, je vous fais remarquer qu'un tiers des étudiants sont dans des lycées. Les premières années de licence ne sont pas des années universitaires au sens fort du terme, où la recherche a toute sa place. Il faut y réfléchir.
ToutEduc : Comment voyez-vous évoluer les rapports avec l'enseignement privé ?
Philippe Tournier : Au congrès de Biarritz, en 2009, nous avons adopté une position plus réaliste que les slogans sur les fonds publics pour l'enseignement public. Mais il n'est pas possible que des fonds publics permettent de contourner les politiques publiques. L'enseignement privé doit être soumis à des obligations de mixité, participer à des équilibres territoriaux, à la carte des options et des formations.
ToutEduc : Luc Chatel vient de réformer en profondeur la gouvernance du système éducatif...
Philippe Tournier : Nous avons surtout vu se développer une culture de l'irresponsabilité politique. On signe des textes, mais en étant convaincu que ce n'est pas si grave, que des filtres vont se mettre en place, et une régulation naturelle va opérer. Le ministère a de plus abandonné aux autorités locales tous les ennuis liés aux suppressions de postes : le centre est devenu redevable de sa périphérie. Il a beaucoup perdu de son prestige et l'encadrement a le sentiment d'avoir tout porté à bout de bras, on l'a laissé se débrouiller. Quant aux recteurs, ils appliquent comme ils l'entendent les décisions prises par le ministre. Il ne suffit plus d'obtenir un texte à Paris, il faut se battre à Lyon, à Lille, à Clermont-Ferrand, à Bordeaux, à Montpellier pour en obtenir l'application. Il nous faut réfléchir, sans urgence, à l'architecture de notre organisation syndicale.
Pour les recteurs, s'ils sont des représentants du ministre, révocables à tout moment comme les préfets, nous n'en voyons pas l'intérêt. Nous souhaitons qu'ils aient un mandat, de 3 ans par exemple, qu'ils soient formés... L'Education, comme la Santé, a besoin d'une gestion spécifique.
ToutEduc : Quelle place voyez-vous pour les collectivités territoriales ?
Philippe Tournier : Les compétences partagées, ça ne marche pas. Dans le quart des académies, les relations sont exécrables entre les autorités académiques et les collectivités territoriales. Le poids de l'Etat dans la dépense d'éducation n'est plus majoritaire, 55 % pour 35 % pour les collectivités territoriales. Mais nous ne sommes pas favorables à la régionalisation de l'Education nationale, alors qu'elle est déjà rongée par les inégalités. Il faut imaginer une autorité académique où les collectivités aient leur place.
ToutEduc : Et dans les établissements ?
Philippe Tournier : Les personnels de direction ne sont ni de simples supérieurs hiérarchiques, ni les patrons d'une entreprise, ni les syndics de la salle des profs, ils sont les leaders pédagogiques des établissements. Il n'est donc pas choquant que leur soit confiée la responsabilité de l'évaluation des enseignants, à condition que cette évaluation porte sur leur contribution à la vie de l'établissement. Pour que cette évaluation se transforme en gestion de carrière, en impact financier, il faut un regard croisé avec l'inspection.
ToutEduc : Puisque vous parlez des enseignants, comment sentez-vous les évolutions de ces dernières années ?
Philippe Tournier : La baisse considérable de leur participation aux élections professionnelles ne s'explique pas seulement par un changement de modalités du vote. Le syndicalisme enseignant a été très affaibli ces dernières années, marquées par une paix sociale morose. En revanche, les nouveaux personnels de direction se syndiquent fortement.
ToutEduc : Revenons pour conclure à l'immédiat. Que demandez-vous au futur ministre ?
Philippe Tournier : De ne pas toucher à la réforme du lycée, il faut laisser du temps au temps. Même si l'Etat n'a pas tenu ses promesses, et nous a laissés nous débrouiller, cette réforme, qui a reçu un avis positif du CSE [Conseil supérieur de l'Education], permet que dans les conseils d'administration, on parle de pédagogie ! En revanche, la situation des collèges est catastrophique, il faut une réforme drastique, qu'on dise ce qu'on attend de ce niveau d'enseignement, et qu'on voie de quoi on a besoin pour le faire.
Le texte de cet entretien a été relu par Ph. Tournier, et reprend certains éléments du discours qu'il a prononcé pour l'ouverture du congrès.