Archives » Actualité

ToutEduc met à la disposition de tous les internautes certains articles récents, les tribunes, et tous les articles publiés depuis plus d'un an...

Le logiciel libre doit-il, peut-il se situer dans l'ombre de Sankoré ? (salon educatec-educatice)

Paru dans Scolaire, Périscolaire, Culture le mardi 29 novembre 2011.
Mots clés : numérique

"Il y a un mythe persistant parmi les utilisateurs de logiciels: plus on achète cher, et plus on est sûr de la qualité. Il faut tordre le cou à ce mythe-là." L'objectif de Sébastien Hache, fondateur d'une plate-forme de ressources pédagogiques libres, Sésamaths, avait une chance d'être entendu au salon éducatec-éducatice, qui a pris fin vendredi 25 novembre. Le stand de Sankoré y avait en effet une importante visibilité, qui l'a placé au centre des discussions sur le numérique à l'école, au point d'apparaître comme le représentant du logiciel libre, en associant constamment son nom à ces questions. Cinq heures de conférence sur les ressources pédagogiques libres étaient ainsi présentées, animées et encadrées par les membres de l'équipe Sankoré. Peu avant, le ministre de l'éducation, Luc Chatel, avait effectué un passage remarqué au stand du logiciel. Voici des échos des débats, recueillis lors de cette conférence et dans les couloirs du salon EducaTice par ToutEduc.

Pour l'April, association de défense du logiciel libre, celui-ci donne quatre "droits fondamentaux" aux utilisateurs: le droit de l'utiliser gratuitement, d'étudier son fonctionnement à partir de son code source, de le modifier pour l'adapter à ses besoins et de le distribuer à toute personne. Ce sont ces droits qu'entend renforcer Sankoré, fondé sur "le partage des ressources éducatives et sur la créativité des maîtres, multipliée par la puissance du numérique", comme l'affirme son slogan. Le logiciel libre "open Sankoré" s'affiche comme une alternative crédible aux systèmes propriétaires, tandis qu'une plate forme collaborative, "planète Sankoré", permet aux enseignants de partager leurs ressources pédagogiques.

Cette formule, qui associe gratuité et partage des ressources, permet d' "utiliser la créativité des enseignants pour fabriquer du matériel pédagogique accessible à tous", selon l'un des promoteurs du projet, Alain Madelin. Derrière cette formule se cachent deux idées, que partagent la plupart des développeurs de logiciels libre. D'une part, l'école doit parvenir à négocier le virage technologique et changer de paradigme. Sébastien Hache affirme ainsi qu'à travers la création de manuels numériques, "Sésamath considère le papier comme un dérivé du numérique. Il y a un renversement de situation que l'on ne peut pas négliger." Mais il faut éviter, d'autre part, que cette révolution technologique s'accompagne d'une "fracture numérique": l'éducation est un bien public qui doit bénéficier à tous sans conditions. "Le savoir éducatif a vocation à être considéré comme un bien public universel", ajoute Alain Madelin. Le logiciel Sankoré, disponible en 23 langues, cherche ainsi à atteindre l'Afrique: les promoteurs du projet y ont exporté des tableaux numérique, tout en développant des activités de formation d'enseignants et de jumelage avec des villes françaises. Sans se placer à la même échelle, Sébastien Hache définit lui aussi l'éducation comme un bien public : "Tout ce qui est considéré comme un service public doit être libre de droit". Cette détermination s'associe cependant à une forme de fatalisme devant l'inertie de l'Etat: "Je suis assez désillusionné, je ne m'attends plus à ce que l'action vienne d'en haut", déplore ainsi Pierre-Yves Gosset, délégué général de Framasoft, une plateforme qui se définit comme "les pages jaunes du logiciel libre". "Il faut que ça vienne d'en bas. Contribuez! Fédérez-vous vous-même!", lance-t-il aux enseignants venus assister à la démonstration de logiciels libres "artisanaux" qu'il recense sur son site.

Remédier à l'inertie de l'Etat

A ces défis démocratique (généraliser l'accès au numérique) et économique (créer de nouvelles ressources pour casser le monopole des leaders marchands), s'ajoute un enjeu pédagogique. Il ne s'agit pas seulement de former les élèves au numérique, mais de les former à partir du numérique, en leur permettant de travailler sur des logiciels artisanaux, voire d'en créer eux-mêmes. Un logiciel de sciences naturelles, disponible dans la base de données actuelle de Sankoré, a ainsi été conçu par un élève. C'est par la pratique que les étudiants pourront intégrer les codes du numériques et adopter une conduite éthique. "Plutôt que d'éduquer au numérique, à wikipédia, il faudrait une éducation par ce média, par le numérique" souligne Carol-Ann O'hare, chargée de mission "recherche et enseignement" pour l'association Wikimédia. "Posons-nous la question", insiste Pierre-Yves Gosset: "Elèves et enseignants sont-il seulement des consommateurs de produits scolaires, ou est-ce qu'ils doivent participer à leur développement?"

Les plates-formes collaboratives sont aussi un moyen de pérenniser l'enseignement des professeurs: en partageant leurs ressources, ils conservent une trace de leurs innovations et favorisent leur évolution. "Jusqu'à aujourd'hui, quand un prof partait à la retraite, que devenait son enseignement? Rien, il disparaissait avec lui" s'indigne Sébastien Hache. "L'Education nationale est actuellement incapable de thésauriser cette richesse pédagogique. C'est un gâchis monumental." Les logiciels libres permettent de développer des projets collaboratifs qui remédient en partie à cette perte.

Logique artisanale contre logique industrielle?

Si l'ensemble des promoteurs du logiciels libres semblent ainsi s'accorder sur les valeurs et les atouts de "l'open source", sont-ils pour autant sur la même longueur d'ondes ? Certains doutent de la viabilité du projet Sankoré" . "C'est un épiphénomène" pour Thierry de Vulpillieres, directeur des partenariats éducation chez Microsoft qui s'intéresse à la philosophie d'un modèle fondé sur  les pratiques des enseignants et des élèves. Même s'ils saluent le dynamisme du projet soutenu par Alain Madelin, certains "petits" développeurs ne s'identifient pas entièrement à Sankoré. Pierre-Yves Gosset distingue ainsi les projets "artisanaux", comme la plate-forme Framasoft ou le logiciel Sésamaths, de la logique "industrielle" de Sankoré. Alors qu'Alain Madelin affrime que le capital de départ de Sankoré a été fourni par l'Etat, "en ce qui nous concerne, c'est zéro subventions", regrette Pierre-Yves Gosset. Pourtant, dès 1998, la signature d'un accord cadre entre le ministère de l'Education nationale et l'Aful (association francophone des utilisateurs de logiciels libres) semblait annoncer un engagement de l'Etat. "Mais depuis, rien de concret n'a émergé" regrette P-Y Gosset. La plupart des logiciels libres survivent grâce aux dons et à la participation de leurs utilisateurs. "Il faut savoir frapper aux bonnes portes", rétorque Albert-Claude Banhamou, délégué interministériel à l'Education numérique en Afrique.

La communication est en effet un secteur où peinent les développeurs de logiciels artisanaux. Même s'ils sont très utilisés (P-Y Gosset rappelle que Framasoft compte 1 million de visites mensuelles, Sesamaths 2 à 3 millions), ils restent assez peu visibles, notamment auprès de la communauté enseignante. "On a du mal à mettre en phase la production (intensive) avec la communication", concède Sébastien Hache. La plupart des  éditeurs de ces logiciels libres ne disposent ni des soutiens politiques de Sankoré ni des moyens économiques de Microsoft, regrette P-Y Gosset qui ajoute que le ministère de 'Education nationale aggrave cette situation en développant des partenariats avec les logiciels marchands, notamment Microsoft, qui peut ainsi proposer son pack Office à des tarifs avantageux dans les établissements scolaires.

Une meilleure communication serait indispensable à la visibilité de ces logiciels, estime Thierry de Vulpillieres. Il ne faut pas attendre que l'Education nationale subventionne ces projets sur le seul motif qu'ils sont open source: "L'ouverture du code ne dit rien sur la qualité pédagogique." C'est cette qualité qui devrait bénéficier d'une meilleure publicité. La plate-forme Sankoré pourrait, à ce niveau, offrir un espace de visibilité aux logiciels indépendants.

Sankoré, partenaire ou leader des logiciels libres?

C'est déjà le cas, selon Albert-Claude Benhamou, devenu membre de l'équipe Sankoré: "Nous aidons à faire connaître les développeurs indépendants en publiant leur actualité. Notre plate-forme a aussi pour vocation d'intégrer leurs logiciels, s'ils le souhaitent." Le dialogue entre Sankoré et les développeurs est donc possible, mais selon une logique d'intégration, voire de prestation, et non de collaboration effective. P-Y Gosset regrette qu'aucune contrepartie à l'intégration des logiciels indépendants ne soit évoquée. "Pourtant, sans parler de ressources économiques, nous aurions besoin d'ingénieurs ou de graphistes pour améliorer les interfaces de nos logiciels et les rendre plus attractifs." Mais cette réciprocité ne correspond pas au mode de partenariat qu'envisagent Alain Madelin ou A-C Benhamou.

Cette gestion des partenariats agace. Pour beaucoup, le message est clair: il ne peut y avoir qu'un seul pilote dans l'avion Sankoré, qui semble vouloir occuper l'espace des ressources numériques libres. C'est aussi l'impression de certains partenaires actuels de Sankoré. Le REPTA (Réseau Education pour tous en Afrique) travaille en étroite collaboration avec Sankoré pour former des enseignants et apporter un support numérique aux écoles des pays africains impliqués dans le projet. Si la dernière mission commune des deux associations, à Madagascar, a été "amicale et fonctionnelle" selon Roland Daval, trésorier du REPTA, les relations ont longtemps été tendues. Aux "quelques désaccords idéologiques" s'est ajoutée la frustration: le REPTA n'est pas considéré comme un collaborateur, mais fait office de "prestataire" et ne participe pas à la définition des objectifs principaux du projet. "Si nous avions pu, nous serions allés moins vite. L'idée n'est pas d'envoyer des tableaux numériques en masse, mais seulement un petit nombre, dont on peut suivre l'utilisation de près. Nous aurions aussi davantage travaillé avec les associations locales, et moins avec les pouvoirs publics. Ce qu'on veut valoriser, c'est la démarche d'innovation, pas le tableau lui-même."

La rapidité de l'action menée par Sankoré, la mise en valeur d'un objet médiatique, le tableau numérique, et le développement de partenariats "visibles" avec les gouvernements font douter certains observateurs de l'aspect désintéressé de l'action de Sankoré en Afrique. La distribution de tableaux numériques dans les salles de classe serait au mieux une opération de communication sans impact réel, au pire un moyen d'assurer des débouchés aux entreprises qui produisent ces tableaux. Ce dernier point rappelle que la question de l'éducation en Afrique est aussi un enjeu géostratégique de premier ordre. Quant à l'inefficacité des tableaux numériques sur un continent qui aurait d'autres priorités, elle doit être relativisée, selon Guy Ménant, inspecteur général de l'Education nationale et membre du REPTA. "Ce n'est pas un outil décalé par son modernisme, au contraire. Son utilisation optimise les fonctions d'un tableau ordinaire." Sa dimension ludique en fait un outil intéressant lorsqu'il s'agit de réinsérer les jeunes dans le cursus scolaire, ce qui est l'objectif du REPTA. "Nous nous intéressons avant tout aux jeunes descolarisés." Or ils sont très nombreux, malgré des statistiques étonnantes. "A Madagascar, par exemple, le taux de scolarisation est de 90%...mais les jeunes ne restent scolarisés qu'un an, un an et demi, avant de sortir du circuit éducatif. Ces jeunes sont repris en charge par des associations partenaires; le tableau numérique est alors un outil intéressant pour motiver les enfants et accélérer l'apprentissage." En tant que prestataire de Sankoré, le REPTA peut évaluer son efficacité réelle : "A ses débuts, le logiciel a connu quelques dysfonctionnements. La première version vraiment utilisable, sans bugs, date d'il y a un mois environ", précise Guy Ménant. Malgré des progrès notables depuis le lancement du projet Sankoré, à la suite du rachat d'Uniboard, en 2008, le logiciel resterait inférieur à ce que proposent certains leaders du marché du tableau numérique.

Les TICE et le libre: questions éthiques

Au-delà du cas de Sankoré, le développement des logiciels open source débouche sur une comparaison avec les logiciels marchands disponibles. Or le choix des utilisateurs ne devrait pas reposer uniquement sur des critères d'efficacité ; pour Pierre-Yves Gosset, il serait avant tout d'ordre éthique. "Avec les logiciels marchands, nous ne jouons pas dans la même cour. Mais il s'agit de se demander quelle philosophie nous voulons promouvoir dans les écoles." Les établissements devraient davantage mettre en avant les valeurs du "libre", opposées à la logique de rentabilité des leaders du marché numérique. De manière plus pragmatique, Pierre-Yves Gosset rappelle que le principal atout des logiciels libres réside dans leur compatibilité optimale : ils sont opértionnels sur tous les systèmes d'exploitation. Ce n'est pas toujours le cas des logiciels marchands, qui souffrent parfois de problèmes de compatibilité d'une version à l'autre d'un même logiciel, ou bien d'une marque à l'autre. C'est d'ailleurs pourquoi Microsoft pourrait miser sur l'open source, si l'on en croit Thierry de Tullières: "La nécessité d'inter-opérabilité est devenue un facteur de compétitivité".

Autrement dit, le format du logiciel libre et collaboratif pourrait rapidement devenir incontournable, tant pour ses vertus que ses avantages comparatifs. Ce pronostic rejoint le diagnostic d'Idris Aberkane, cogniticien, qui insiste sur un changement de paradigme: du fait de la quantité de connaissances disponisbles et de la qualité des moyens de communcation, le savoir ne peut plus être pensé au niveau individuel. Il doit prendre une forme collégiale, collaborative, y compris au sein de la salle de classe: "Si nous n'apprenons pas en groupe, nous n'apprendrons plus."

Si la fortune du logiciel libre se confirmait, les enseignants seraient confrontés à une difficulté éthique et pédagogique. Comment condamner le plagiat, qui implique une valorisation de la propriété intellectuelle, et mettre en avant le partage des ressources ? De la "liberté de récupérer et modifier" le code source de tout logiciel libre à "l'intertextualité" que plaident certains plagiaires, une frontière éthique reste à définir.

Les sites utiles: APRIL, ici, AFUL, ici, Framasoft, ici, Sésamaths, ici, Sankoré, ici.

« Retour


Vous ne connaissez pas ToutEduc ?

Utilisez notre abonnement découverte gratuit et accédez durant 1 mois à toute l'information des professionnels de l'éducation.

Abonnement d'Essai Gratuit →


* Cette offre est sans engagement pour la suite.

S'abonner à ToutEduc

Abonnez-vous pour accéder à l'intégralité des articles et recevoir : La Lettre ToutEduc

Nos formules d'abonnement →