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Le feuilleton saison 2, Comment la science et ceux qui prétendent l'incarner ont pris le pouvoir rue de Grenelle (3ème épisode)

Paru dans Scolaire le lundi 29 septembre 2025.

Voici le 3ème épisode de la deuxième saison de notre série "Petite histoire des années Blanquer". Cette deuxième saison est consacrée à ceux qui prétendent incarner la science et qui se sont imposés rue de Grenelle.

Nous avons vu dans quel contexte s'inscrivent les premiers pas de Jean-Michel Blanquer, alors recteur de l'académie de Créteil puis DGESCO (directeur général de l'enseignement scolaire) et comment s'est constitué autour de lui un premier cercle de chercheurs (ici). Avant d'aller plus loin, il nous faut dire ce qui réunit ces hommes et ces femmes. Je ne parle pas ici de tous les membres du CSEN, le "Conseil scientifique de l'Education nationale", mais du "premier cercle". Pour les autres, il est difficile de mesurer leur degré d'implication, certains semblent ne participer que très épisodiquement à ses travaux.

Les membres du premier cercle ont en commun un axiome qui peut se résumer ainsi : N'est scientifique que ce qui est scientifique. La tautologie est imparable. A ceci près qu'un bon axiome, comme celui d'Euclide, définit un ensemble cohérent qu'il invite à "dérouler", toute la géométrie est contenue dans l'axiome. Celui-ci à l'inverse pose plusieurs questions, la moindre n'étant pas l'acceptabilité par les acteurs de terrain des "acquis" de "la science", d'une "translation" du savoir du chercheur vers le profane.

Mais à partir de quand les résultats d'une recherche sont-ils "scientifiques" ? Ils le sont lorsque les pairs le décident. Seuls sont donc pris en compte les articles publiés dans des revues à comité de lecture de rang A, de préférence internationales, c'est à dire, en fait, pratiquement toujours anglo-saxonnes. Mais nos chercheurs français ont-ils une vision vraiment panoptique de la recherche outre-Atlantique ? Des chercheurs comme Marc Gurgand ont fait, au vu de publications états-uniennes, un éloge appuyé de trois programmes d'enseignement précoce et "explicite", STAR, Carolina Abecedarian et Perry Preschool. Il les a, à plusieurs reprises, cités comme des références dont les pédagogues français devaient s'inspirer, et ils ont servi de cautions à des politiques menées en France au nom de la science. Depuis, M. Gurgand a pu constater que le premier n'était plus cité que comme une solution en dernier recours pour les adultes en grande difficulté de lecture, et il a indiqué dans une publication de l'Institut des politiques publiques que les deux autres avaient été évalués par leurs promoteurs sur un nombre d'élèves insuffisants et qu'ils avaient disparu de la liste des études faisant référence.

Ce critère, la publication dans des revues anglaises ou états-uniennes a un grand avantage, il permet de discréditer des chercheurs comme Philippe Meirieu qui ont davantage publié de livres que d'articles, même si les thèses défendues dans ses livres ont été validées par les pairs qui les citent abondamment, y compris dans des revues et des évènements internationaux. Liliane Sprenger-Charolles m'a d'ailleurs avoué qu'elle ne lisait que les revues reconnues par son laboratoire au CNRS... Les revues scientifiques prises en compte par nos chercheurs ont une caractéristique commune, elles se fondent sur des critères de scientificité le plus souvent quantitatifs, objectivables. Sont-elles pour autant sûres ?

Les chercheurs du premier cercle ont en commun un trait de modestie qui les honore, ils ont conscience qu'ils n'ont rien à dire sur le second degré, quand le nombre des variables est trop important pour qu'elles puissent être contrôlées. Ils n'ont malheureusement pas conscience que c'est aussi vrai pour le premier degré. C'est surtout ignorer que, selon la formule de Bernard Charlot, "les expériences réussissent toujours" : les enseignants expérimentateurs ont été formés par des chercheurs qui croient aux vertus de leur proposition théorique, ils sont heureux de participer à une étude dont les résultats permettront d'améliorer les résultats de tous les élèves, et donc de faire oeuvre utile. Mais lors du "passage à l'échelle", aux grands nombres, les mêmes facteurs enthousiasmants ne sont plus réunis et le miracle ne se reproduit pas.

Quant aux expérimentations "randomisées", qui portent sur des nombres plus importants, elles ont deux défauts. Rappelons le principe. Deux populations d'élèves sont choisies au hasard (at random), l'une expérimente un dispositif nouveau, pour les autres, ils font comme d'habitude. Mais en réalité, il est impossible de contrôler ce que font les enseignants du groupe témoin. En règle générale, comme ils estiment que leurs classes sont désavantagées puisqu'elles ne bénéficient pas d'une méthode qui paraît intéressante, ils cherchent les moyens de la mettre en oeuvre quand même, et le contrefactuel n'est jamais très solidement établi.

Il faut d'autre part pouvoir neutraliser tous les autres facteurs susceptibles d'influer sur les résultats des élèves, or, en éducation, leur nombre est quasi infini. La seule solution est de jouer sur les très grands nombres, on peut alors supposer que les divers facteurs, sociologiques, psychologiques, liés à l'ancienneté des enseignants ou aux spécificités locales s'annulent mutuellement, mais le dispositif expérimenté alors doit être très simple, basique, et son évaluation de même. La randomisation apporte des réponses à des questions très générales, elle ne permet pas de vérifier la validité d'hypothèses un peu audacieuses, dont la mise en oeuvre est un peu trop complexe.

Enfin l'enquête sur l'apprentissage de la lecture coordonnée par Roland Goigoux a montré que deux enseignants déclarant utiliser le même manuel, convaincus du bien fondé d'une méthode qu'ils suivent très exactement, ont en réalité des pratiques très différentes. Même s'ils sont soucieux de respecter les prescriptions des expérimentateurs, trop d'imprévus et de facteurs humains interviennent dans la vie d'une classe et perturbent un dispositif planifié pour que les résultats puissent être traités comme des "data", les indicateurs fiables d'une réalité objectivable.

Les chercheurs du premier cercle ont en commun leurs illusions.

A venir dans les semaines à venir : Un enseignement "explicite". Ce que valent les arguments en faveur de la méthode syllabique ("phonique synthétique"). Ce que signifie la "réponse à l'intervention". Une chronologie des principales étapes de la prise de pouvoir du CSEN, mais aussi des résistances qu'il rencontre...

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