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L’école à l’épreuve de la dégradation de la santé mentale des jeunes : entre résignation et dénégation (une tribune de J-P. Bellier)

Paru dans Scolaire le vendredi 11 juillet 2025.

Jean-Pierre Bellier, inspecteur général honoraire, nous a adressé cette tribune que nous publions bien volontiers. 

"C'est avoir tort que d'avoir raison trop tôt", célèbre aphorisme de Marguerite Yourcenar mais aussi remontrance que cette dernière aurait pu adresser à Najat Vallaud-Belkacem qui, dans une lettre de mission adressée à l’inspection générale le 31 août 2015, écrivait :

"Depuis mon arrivée, pour avoir été au contact d’un grand nombre d’enseignants, de jeunes et de familles, j’ai pu mesurer combien les pressions qui s’exercent dans notre société moderne les incitent à davantage recourir aux services et aux conseils de professionnels de l’accompagnement psychologique. C’est bien souvent auprès d’eux qu’ils expriment des besoins authentiques qui peuvent parfois aller jusqu’à prendre la forme 'd’appels au secours'. À des demandes d’aide et de soutien pour la construction de parcours de réussite scolaire et d’orientation se joint de plus en plus fréquemment l’expression de mal-être, de difficultés personnelles de natures diverses (…) Je vous demande donc (…) d’accompagner les services dans l’implantation, l’organisation et le déploiement des nouvelles modalités d’intervention de psychologues de l’éducation nationale (...) La création du corps unique de psychologues de l’éducation, à laquelle je suis particulièrement attachée, procède de cette volonté partagée entre tous les acteurs de la communauté éducative."

Prémonitoire mais inédite décision puisque, avec une obstination qui lui est propre, le ministère de l’éducation nationale résistait encore, et ce depuis le 25 juillet 1985 date de promulgation de la loi instaurant le titre réglementé de psychologue, à confier aux "psychologues maison", à savoir les psychologues scolaires et les conseillers d’orientation-psychologues, des missions statutaires relevant expressément du registre de la santé mentale. Pourtant, il suffisait de se pencher sur quelques indicateurs comme ceux de la DREES pour observer que des signaux faibles d’un mal-être croissant de la jeunesse se faisaient jour depuis plusieurs années. 

Pour ne prendre qu'un exemple, le nombre des jeunes femmes hospitalisées pour des gestes "auto-infligés" était un peu supérieur à 6 000 en 2013, il était de plus de 10 000 en 2023. Le nombre des hospitalisations des filles de 10-14 ans double, passe de 3 à 6 000 !

Dès 2012, une réflexion avait été lancée pour mieux comprendre la nature des interactions entre mal-être et évitement scolaires, décrochage et souffrance psychique. Dans un contexte où, vagues d’attentats oblige, la dégradation de la santé mentale des jeunes se faisait sentir, le décret n° 2017-120 du 1er février 2017  redéfinissait les missions des anciens psychologues scolaires et conseillers d’orientation-psychologues au sein d’un même et unique corps, celui de "PsyEN". Près de 500 nouveaux recrutements par la voie des concours interne et externe furent alors programmés, avec en perspective la création de 500 postes par an sur 5 années afin de revenir dans un premier temps à l’étiage de 2002, à savoir un ratio d’1 PsyEN pour 1200 élèves. Le niveau d’exigence en termes de professionnalité se vit ainsi renforcé : concours de recrutement conditionné par la détention d’un master de psychologie assorti d’une année de formation professionnalisante venant ainsi compléter leur formation initiale de psychologue. Condition sine qua non pour exercer en milieu scolaire.

Marche arrière, toute !

Mai 2017. Alternance politique, arrivée de Jean-Michel Blanquer rue de Grenelle dans un climat de règlement de compte politique. Outre la menace d’abrogation du décret de février brandie par son directeur de cabinet d’alors, les projets de textes font une totale impasse sur l’existence des PsyEN. Les circulaires de rentrée ignorent les questions de santé mentale. Parallèlement, le nombre de postes de PsyEN aux concours est diminué de moitié et la plupart des départs à la retraite ne sont pas remplacés. Dès lors, le ministère n’aura de cesse de discréditer les apports de la psychologie comme des professionnels qui l’incarnent au sein du système éducatif dans son action envers les questions de santé mentale des élèves ; au point que les neurosciences et leur incarnation du moment Stanislas Dehaene, promu président du conseil scientifique de l’éducation nationale, sont brandies comme science alternative à la psychologie de l’éducation… 

Paradoxalement, d’année en année, les signaux faibles de détresse psychique des élèves, d’abord dans les établissements du second degré, ne cessent de s’amplifier. Le cruel épisode de la pandémie covid-19 ne fera qu’exacerber le mal-être d’une génération davantage encore affectée par les périodes de confinement. Malgré de nombreuses alertes, le ministère et la DGESCO resteront arc-boutés à un déni de réalité quant à la place des PsyEN dans la prise en compte de l’explosion des signes de détresse psychique dans les établissements scolaires. Le motif invoqué restera toujours le même : l’école n’a pas vocation à prendre en charge les troubles psychiques des élèves,  y compris ceux pour lesquels sa responsabilité directe ou indirecte est avérée. Seule concession du ministère, le déploiement de formations de premier secours en santé mentale (PSSM) dans les établissements scolaires. Comble de l’ironie, si le dispositif mentionne la mobilisation des enseignants, des CPE, des travailleurs sociaux, des directeurs et chefs d’établissements, il ne fait que marginalement référence au rôle des PsyEN dans sa mise en œuvre. Tout se passe comme si leurs 6 années - a minima - de formation en psychologie et leur expertise à la fois clinique, sociale et développementale était niée. Pour le repérage des troubles psychiques, le diagnostic et les préconisations "thérapeutique", l’institution scolaire convoque en priorité… les CPE, les infirmières et les travailleurs sociaux !

Retour vers le futur

Dès la sortie effective de crise sanitaire post pandémie, plusieurs événements vont venir contrarier cette propension au déni de l’éducation nationale. S’agissant de la prévention et de la lutte contre le harcèlement scolaire, des études insistent sur sa dimension psychique et ses conséquences sur la santé mentale des élèves. En outre, l’augmentation des "gestes auto infligés" (voir supra) allant jusqu’au suicide, souvent en réponse à des situations de stress voire de violences intra ou extra familiales, suscite une vague d’émotion inédite. Tout aussi préoccupante, la série d’événements révélant le passif de violences intra scolaires, que ce soit dans l’enseignement public ou dans l’enseignement privé, vient percuter les idées reçues de certains décideurs du système éducatif réputés hostiles à toute place à accorder à une expertise psychologique dans le système éducatif. A leur grand étonnement, la révélation de situations jusqu’ici ignorées, a minima dissimulées, mobilise l’opinion et libère la parole des familles, des enseignants et des associations. Ensemble, ils appellent à la mobilisation de personnels compétents, notamment les PsyEN, dans les établissements. Concomitamment quelques rapports d'experts, dont ceux de l'Inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche (IGESR), soulignent l'importance de repenser une politique de santé mentale dans le système éducatif, incitant ainsi l'État à revoir sa position attentiste.

Le temps semble venu d’une réelle prise de conscience collective de l’indispensable considération des questions de santé mentale en contexte scolaire. La fatalité de la méfiance ministérielle vis-à-vis de la psychologie et des professionnels de la santé mentale des jeunes semble ébranlée. Dans ce contexte, de commission parlementaire en commission parlementaire, le sous-emploi des PsyEN dans la prise en compte - diagnostic et préconisations - de la santé mentale des élèves est signalé. La question de la professionnalité des personnels chargés du recueil de la parole des élèves, émerge. De même, la commission parlementaire sur les violences à l’école identifie-t-elle, parmi une série de dysfonctionnements, un manque de psychologues qui nuit à la détection, à la prévention comme à la prise en charge des violences à l’école. Au point d’un constat que "L’Etat n’a pas été au rendez-vous. Il lui appartient aujourd’hui de l’être pleinement" comme l’a récemment déploré sur un ton résigné la ministre de l’éducation nationale, Elisabeth Borne.

"Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage !"

L’éducation nationale n’a toutefois pas dit son dernier mot ! Si quelques parlementaires s’emparent de la question de la santé mentale à l’école (y compris en déposant des propositions de loi en 2022 et 2024 dans le cadre de la création d’un ordre professionnel de psychologues), d’autres au contraire s’emploient à colporter le message selon lequel les psychologues de l’Éducation nationale ne seraient pas de "vrais" psychologues et n’auraient pas la formation requise pour s’occuper du bien-être et de la santé mentale des jeunes en milieu scolaire. Ce procès en incompétence, qui ne résiste pas au simple examen de la réalité du parcours des PsyEN, n’exprime au fond que la persistance d’une tension historique – et culturelle – entre l’éducation nationale et la psychologie, une discipline qu’elle ne maîtrise pas…

Une rapide et non exhaustive revue de questions illustre en tout état de cause la dimension subjective de cette tension. Tout d’abord à l’évocation par ses détracteurs d’un antagonisme (supposé) entre objectifs académiques de l’enseignement et centration sur les processus psychoaffectifs et sociaux de la psychologie. Ensuite de par les résistances de l’Ecole à incorporer, dans sa grille d’analyse des raisons de l’échec scolaire, une expertise psychologique susceptible d’établir en quoi les difficultés d'apprentissage ou de comportement de certains élèves peuvent trouver leur origine dans les failles du fonctionnement du système éducatif. Enfin, il est régulièrement argué combien l'intégration de services psychologiques de qualité dans l’Ecole nécessiterait la mobilisation de ressources financières et humaines importantes. Les contraintes budgétaires et organisationnelles de l'Éducation nationale seraient (?) dans l’incapacité de les assumer ; raison invoquée ses dirigeants pour se défausser par une externalisation de la prise en compte des troubles de santé mentale.

Bref, la liste de ses "atouts" est encore suffisamment longue pour permettre à ce grand ministère en charge de la connaissance de faire fructifier son génie du déni dont elle entretient depuis près d’un demi-siècle le terreau. Espérons que cette posture ne donnera pas corps à ce qui pourrait se muer en attaque frontale contre une science qui, plus que jamais, dérange les adeptes de la vérité révélée !

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