L' éducation à l'esprit critique pour résister à la "guerre hybride" (Ligue de l'enseignement)
Paru dans Scolaire, Périscolaire, Culture le lundi 03 mars 2025.
Quel rôle peut jouer la Ligue de l'enseignement en ces temps de "guerre hybride", quand la guerre de la désinformation menace nos processus démocratiques et notre souveraineté numérique à travers la maîtrise des infrastructures et des flux informationnels) ? Avec cette question, ToutEduc inaugure une série de dépêches (libres de droits*), une toutes les six semaines environ, pour suivre le travail des ligueurs qui ont choisi comme moyen de lutte contre les menaces qui pèsent sur notre société l'éducation à l'esprit critique. Sandrine Pellenz est secrétaire générale en charge de l’éducation et du numérique.
ToutEduc : Lors des rencontres de Rennes fin novembre (voir TE ici et ici), vous vous demandiez si la culture scientifique contribuait à l'éducation à l'esprit critique. Et la Ligue est revenue sur cette question il y a quelques jours lors des "journées d'étude des responsables fédéraux-ales". C'est donc pour vous un sujet central.
Sandrine Pellenz : Nous sommes en situation de guerre, mais une "guerre hybride" et une organisation comme la nôtre doit se poser la question du "que faire ?" Quand les "fake news" jouent un rôle essentiel, l'éducation à l'esprit critique s'impose comme une des réponses à cette situation. Lors des journées nationales de Rennes, nous avons choisi comme entrée la culture scientifique, mais la question est bien plus large.
ToutEduc : Vous avez évoqué les "fake news", mais c'est devenu un lieu commun de dire qu'il faut apprendre aux élèves à les reconnaître, et bien d'autres structures y travaillent...
Sandrine Pellenz : Comme le dit Etienne Klein, "le faux a une puissance de séduction que le vrai n'a pas" et donner aux enfants et aux jeunes des outils pour identifier une "fake" est bien sûr indispensable, nous devons y contribuer. Mais c'est loin d'être suffisant. Une enquête récente a montré que, confrontés à des informations vraies ou fausses, 18 % des gens déclaraient vraie une fausse information, et 25 %, à l'inverse, déclaraient fausse une vraie information. Il ne suffit pas de reconnaître le faux, il faut aussi reconnaître le vrai. Faire preuve d'esprit critique, ce n'est pas douter de tout, au risque "d'affaiblir même la vérité", comme le dit le philosophe anglais Bernard Williams. C'est se demander systématiquement d'où vient une information, si elle émane d'une personne ou d'une institution en qui on peut avoir confiance.
ToutEduc : Et comment sait-on qu'on peut faire confiance ?
Sandrine Pellenz : C'est justement l'un des enjeux de cette éducation à l'esprit critique, apprendre à "calibrer" sa confiance. D'où l'importance de la démarche scientifique. Il ne s'agit pas tant de savoir que le soleil est fait aux trois quarts d'hydrogène mais de savoir comment on le sait, quel est l'itinéraire qui mène au savoir. Ou, pour prendre un autre exemple, par quelle expérience simple on sait que la Terre est ronde.
ToutEduc : Mais un "platiste" refuse de l'entendre....
Sandrine Pellenz : C'est pourquoi l'esprit critique n'est qu'un élément dans une démarche de conviction. On fait appel à l'esprit critique de l'autre quand on cherche à le convaincre, à le faire changer d'avis, et il faut prendre en compte ses émotions. Accorder sa confiance est une démarche qui engage bien plus qu'un raisonnement froid. Entrent également en jeu des valeurs, qu'est ce qui compte vraiment pour nous ? Comment hiérarchiser et justifier nos propres critères de valeurs par rapport aux autres ?
ToutEduc : On peut, assez facilement, convaincre une personne qui vous fait confiance qu'elle se trompe sur un détail, mais jamais sur l'essentiel...
Sandrine Pellenz : C'est pourquoi cette éducation à l'esprit critique doit commencer très tôt, justement avant l'âge des grands choix qui vont, pour une bonne part, organiser les convictions du futur adulte. En fait, il s'agit de savoir comment un mouvement d'éducation populaire peut contribuer à la transformation sociale, quand justement la société est menacée, en montrant, par exemple, les impacts des valeurs qui comptent pour nous dans des situations concrètes.
ToutEduc : Concrètement, comment la Ligue travaille-t-elle ?
Sandrine Pellenz : Depuis la rentrée de septembre, avec Denis Caroti, un professeur de sciences physiques, chargé de mission et formateur esprit critique dans l'académie d'Aix Marseille qui a collaboré avec le CSEN (Conseil scientifique de l'Education nationale) sur le document "Eduquer à l'esprit critique", et avec Emmanuel Mayoud de l'association Cortex , nous avons organisé autour de ce thème nos rencontres nationales de l'Education à Rennes à l'automne et depuis, nous recueillons les contributions. A la fin du mois, nous arrêtons et nous mettons au point un "texte d'orientation" qui sera présenté à notre Congrès à Rennes les 20 et 21 juin, un étape avant la rédaction d'un "livre blanc" qui réponde à la question que vous posiez, comment la Ligue de l'enseignement peut contribuer à l'éducation à l'esprit critique pour résister aux vents mauvais, alors que la masse des informations disponibles s'accroît sans cesse et que leur diffusion est menacée d'une totale dérégulation.
* Une dépêche que vous pouvez donc "forwarder" ou photocopier sans limites.