IA : "C’est en expérimentant en classe que se mettront en place les bons usages" (P.-Y. Oudeyer)
Paru dans Scolaire le mercredi 18 décembre 2024.
Et si l'IA favorisait l'engagement et la réussite scolaire d'élèves défavorisés ? C'est l'une des conséquences possibles de l'utilisation de l'IA dans un cadre scolaire, soulevée par Pierre-Yves Oudeyer. ToutEduc s'est entretenu avec le directeur de recherche à l'INRIA pour questionner les usages de l'IA, notamment par les jeunes, et en pointer les limites comme les intérêts pour les élèves et la communauté éducative.
ToutEduc – L’IA est de plus en plus présente dans nos vies. Y a-t-il des usages différenciés en fonction des tranches d’âge ?
Pierre-Yves Oudeyer – Bien sûr. Il faut d’abord rappeler que cet ensemble de technologies arrive de manière massive dans tous les domaines de la société, par exemple elles bouleversent le monde de la science. Bien que l’accès aux systèmes de l’IA pour le grand public soit récent, puisque ChatGPT est arrivé il y a deux ans, on compte déjà plusieurs centaines de millions d'utilisateurs dans le monde. Mais les usages diffèrent en fonction de l’âge. Au sein de la population des plus de 35 ans en France, les usages sont relativement limités. Seulement 22% d’entre eux utilisent de temps en temps les outils de l'IA générative. Par contre, chez les 25-34 ans, cela monte à 47%, et chez les 18-24 ans, à 70% ! Lors d’une enquête menée au printemps dernier dans des collèges, nous avons constaté que jusqu’à 90% des élèves de 4e et 3e utilisaient occasionnellement ChatGPT pour travailler. L’usage par les jeunes des outils de l’IA ne signifie pas pour autant qu’ils les maîtrisent. Par exemple, ils recopient souvent les contenus produits sans les modifier. Par la suite, les élèves utilisent ChatGPT pour trouver des informations et ne passent plus par des moteurs de recherche.
ToutEduc – Quel regard portez-vous sur ce recours plus fréquent à l’IA par les jeunes ?
Pierre-Yves Oudeyer – Cet usage pose des questions importantes dans la mesure où ce sont des technologies de transmission culturelle. Un modèle de langage comme ChatGPT est entraîné sur la base de corpus de textes et d'images qui encodent les connaissances, les valeurs, les croyances, les biais des personnes à l’origine de la production de ces textes et images. Ces valeurs, croyances et biais sont donc reproduits par l’IA qui les transmet à l’utilisateur lors de sa recherche de connaissances et d'information.
ToutEduc – La question n’est donc pas s’il faut ou pas utiliser l'IA mais plutôt comment. Quelles formes ces usages pourraient-ils prendre dans l’éducation ?
Pierre-Yves Oudeyer – Il y a des usages problématiques de l’IA, comme l’utiliser pour faire ses devoirs sans avoir à fournir d’efforts cognitifs, mais il y a aussi beaucoup de potentiel. A nous d'en imaginer les usages positifs. D'abord du point de vue des enseignants qui peuvent générer des exercices ou des quiz qui reprennent les thèmes de différentes disciplines. Quant aux élèves, ils peuvent, à partir de leurs notes, demander à un logiciel de leur poser des questions pour réviser.
ToutEduc – On en vient finalement à l’éducation aux médias et à l’information…
Pierre-Yves Oudeyer – Oui, d’autant plus que les enfants développent une sur-confiance dans les informations données par ces systèmes et ils n’ont souvent pas les capacités suffisantes de prise de recul. Cela est en partie dû à la présentation de ces systèmes par les médias comme étant "super-intelligents", capables de battre les humains à des tâches complexes de mathématiques ou de logique, de passer des examens dans de grandes universités américaines, etc. De plus, la manière même de poser des questions à ces logiciels n’est pas naturelle, cela s’apprend. Celles-ci doivent être contextualisées de manière précise pour que la réponse soit pertinente. D’où l'importance de l'éducation aux médias et à l'information, avec des enjeux décuplés pour l’IA générative.
ToutEduc – Des liens peuvent-ils être faits entre utilisation de l’IA et inégalités ?
Pierre-Yves Oudeyer – Ces rapports sont très complexes et il est encore trop tôt pour affirmer des choses générales sur les liens entre IA et inégalités. Ce qui sera vrai dans une situation ne se vérifiera pas dans une autre. Mais une expérimentation faite à l’échelle internationale est intéressante à mentionner. Pour un cours d’introduction à l’informatique, une partie des élèves inscrits, qui venaient du monde entier, de pays occidentaux mais aussi de pays africains, asiatiques, sud-américains, ont disposé de la version la plus avancée de ChatGPT. L’enquête montre que l’utilisation de l’outil avait tendance à diminuer l’engagement et la réussite scolaire des élèves de pays occidentaux, et donc favorisés. Pour les étudiants de pays à bas indice de développement humain, c’était le contraire ! Dans ce contexte, l'accès à l'IA permet à des étudiants de milieux défavorisés de se rapprocher des conditions de réussite des étudiants de pays plus favorisés.
ToutEduc – Quel serait votre conseil pour les membres de la communauté éducative concernant l'utilisation de l'IA ?
Pierre-Yves Oudeyer – La première chose est d’expérimenter et de débattre en classe de ces outils dans un souci de formation commune. Les enseignants n’ont aujourd’hui pas de formation sur ces outils, les élèves non plus. En discuter et découvrir ensemble certaines ressources éducatives est un premier pas utile. Il faut accepter que l’on ne sache pas tout et nul besoin d’être expert pour en parler. C’est en expérimentant dans la classe, avec humilité, que se mettront progressivement en place les bonnes compréhensions et les bons usages. Par ailleurs, des outils permettent de se familiariser avec cet univers. Avec mon équipe, nous avons par exemple développé une série de vidéos pédagogiques accessibles aux collégiens et lycéens, mais aussi aux enseignants : "Chat GPT expliqué en 5 minutes". Cette formation est en train d’être reprise par différentes structures, dont la direction interministérielle du numérique qui vise à former les fonctionnaires dans les services publics pour mieux comprendre les mécanismes mais aussi les enjeux sociétaux de ces outils.
La série "ChatGPT expliqué en 5 minutes" ici.
Un livre ressource pour les parents, les adolescents et les enseignants : C’est (pas) moi c’est l’IA - pour apprivoiser l'IA sans tomber dans ses pièges, Pierre-Yves Oudeyer, Didier Roy, Clémentine Latron, Nathan, 2024.
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Propos recueillis par P. Kempf, relus par P.-Y. Oudeyer

