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Les savoirs, une question existentielle, une attente souvent trompée (Roger-François Gauthier)

Paru dans Scolaire, Périscolaire, Orientation le lundi 11 novembre 2024.

"Qu’est-ce qui fait que je suis moi ? (...) Et si une large partie de moi était constituée de ce que je sais ?" C'est peu dire que Roger-François Gauthier prend au sérieux la question du savoir, et plus encore, de ce qu'il appelle dans un ouvrage qu'il vient de publier, "les mal-savoirs". Agrégé de Lettres classiques, énarque, inspecteur général de l'Education nationale, il est membre fondateur du CICUR, ce "collectif d’interpellation du curriculum" né d'un constat : On s'interroge en France sur le pourcentage d'enfants d'une génération qui arrive au baccalauréat, mais bien peu sur les savoirs requis pour passer l'examen, et encore moins sur les savoirs effectivement acquis. Dans ce texte qui tient à la fois de l'essai et des "confessions", texte intime qui se défend de théoriser et qui propose une déconstruction de la notion de savoirs dans ses différentes acceptions, il livre l'expression du paradoxe qui l'inquiète en même temps qu'il le fait vivre, être un hiérarque d'une institution dont il sait depuis l'enfance qu'elle ne peut que rater son but qui devrait être d'amener les enfants et les jeunes à réellement savoir.

Il passe en effet en revue les savoirs scolaires tels qu'il les a connus. Il évoque "ce long chapelet de professeurs qui (l)e menèrent avec succès x années plus tard à ne pas maîtriser l’anglais, ni entendu, ni lu, ni écrit, ni parlé!" Il se souvient du structuralisme qui, "en privilégiant une approche formelle des textes, ce qui est assez fascinant, (...) évacue ce qui a fait la raison d’être de la plupart de ces textes (...). On a donc voulu évacuer la biographie, l’histoire, la politique, le sens... C’est-à-dire la littérature elle-même et l’envie de la lire." Il a aussi connu l'arrivée des "mathématiques modernes", comme si tout ce qu'on lui avait enseigné jusque là était ancien, périmé... Lui prenait l'école au sérieux et se rend compte qu'il y a maldonne : "On n’exige qu’un vernis quand on m’avait promis que j’apprendrais ! Insupportable !"

Sortant de l'ENA, il choisit l'Education nationale pour comprendre pourquoi l'Ecole ne tient pas ses promesses. Il déchante vite : "Tout concordait pour faire de ce ministère un lieu d’ignorance et d’absence de réflexion sur ce dont on s’occupait". Il décrit une administration qui ne se soucie pas de savoir ce que savent les élèves : "Nous avons vu en quelques années les taux de succès au baccalauréat s’envoler absolument" alors que "des évaluations internationales, par exemple le fameux PISA, déploraient en France les faibles taux de réponses positives aux tests auxquels étaient soumis les élèves (...). Le ministère de la diffusion de la connaissance se complaisait dans l’ignorance et le refus de penser."

Il voit arriver "de l’Angleterre thatchérienne", "ces idées selon lesquelles l’éducation ne saurait être un domaine géré par des gens chargés essentiellement de produire des normes répondant à des valeurs", mais que "l’essentiel était désormais dans la production de résultats (...). Ce changement drastique de focale a été difficile à vivre". Il a fallu passer d’une idéologie qui avait sa logique "à une autre, qui a la sienne", ce qui a produit "une impression généralisée de malaise parmi les acteurs de l’école qui ne savent plus trop s’ils relèvent d’un service public visant d’aller le plus loin possible pour l’émancipation de chaque élève ou d’atteindre des résultats collectifs mesurables."

La critique va plus loin, c'est la nature même de l'institution qui fait problème. C'est d'abord le sentiment d'avoir bénéficié d'un délit d'initié. "De tous mes camarades du CM2 je fus le seul à aller dans une classe de sixième conduisant à des études longues (...). Si la compétition était pour moi obligatoire, et relativement honnête dans ses modalités de sélection, la plupart de mes copains d’école primaire n’avaient même pas été appelés à concourir." C'est aussi "l’impression (...) d’avoir mis le pied dans un engrenage sans fin". Plus grave, il comprend qu'il est soumis à "l’injonction sociale de ne considérer ces savoirs que comme des moyens dérisoires de (le) faire participer aveuglément au jeu de la compétition contre tous les autres" ; il a été jeté "dans la gueule du monstre scolaire, des examens et des concours" quand les savoirs ne sont là "que comme un simple faire-valoir'. Et peut-être plus grave encore, le "harcèlement de travail scolaire" le prive des plaisirs de l'enfance, pour lesquels ses copains du CM2 restaient "disponibles".

Il perçoit aussi, progressivement, "un écart entre ce que le jeu scolaire (lui) demandait d’apprendre et ce que la vie (lui) donnait envie d’apprendre", les savoirs techniques notamment. "À l’école, non seulement il n’en était pas question, mais toute référence technique était absente (...). Ma chance fut à une ou deux reprises de passer à proximité de cours de 'dessin industriel ', et d’être fasciné par ces planches qui me semblaient tellement plus riches que les médiocres dessins qui sortaient des cours de lycée."

Il met en cause la construction des disciplines scolaires et se méfie de l'interdisciplinarité "qui viendrait résoudre par enchantement ce problème de fermeture de disciplines juxtaposées". Car on parle pour les élèves d'un socle de culture commune, on leur demande de réaliser une synthèse des divers savoirs disciplinaires, mais les enseignants partagent-ils "une culture commune, une culture générale, un socle de savoirs qui permettent l’intercompréhension" ? R-F. Gauthier ajoute : "La surface culturelle d’échange actuelle entre deux professeurs de disciplines différentes est extrêmement limitée."

C'est ainsi que, par touches successives, impressionnistes parfois, polémiques souvent, et laissant affleurer un fondement théorique, l'auteur décrit comment des "savoirs" s'avèrent être des "mal-savoirs", qu'il s'agisse des savoirs scolaires, mais aussi des (mal-)savoirs appris dans la famille, des (mal-)savoirs sociaux, des (mal-)savoirs religieux, "c’est-à-dire de savoirs qui, pour quantité de motifs (...), manquèrent tout ou partie de leurs promesses", en restèrent à la surface. "Quel pire savoir que ce savoir des épiphénomènes !"

L'auteur ne donne pas de réponse, de solution, il reste devant "l’inachevé, l’informe, et aussi l’inachevable" de cette réflexion, de cette confession d'un ancien élève brillant, d'un haut fonctionnaire au fait de tous les dysfonctionnements du système scolaire, mais aussi d'un homme qui connaît le "malaise" d'être resté, malgré tant de temps passé à apprendre, "dans l’ignorance du cœur des choses" sauf parfois quand il taille ses oliviers selon un vrai savoir appris des paysans italiens.

"L'étrange affaire des mal-savoirs, confessions à qui voudra", R-F Gauthier, Librinova ici, 9,99 pour la version numérique, 20,90 pour la version papier

 

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