A quoi sert-il d'avoir des données et des statistiques sur les systèmes éducatifs ? (Revue internationale d'éducation de Sèvres)
Paru dans Scolaire le jeudi 10 octobre 2024.
"Dans le domaine de l’éducation, l’utilisation des données revêt une importance croissante (...). Il (est) clair que les données en éducation sont plus qu’un simple outil technique : elles sont au cœur des questions de pouvoir, d’équité et de politique publique éducative", constatent Jean-Pierre Véran et Sylvain Wagnon qui coordonnent le dossier du dernier numéro de la Revue internationale d'éducation de Sèvres, "Les données en éducation : de la standardisation mondialisée à la coconstruction ?" Les différentes contributions permettent de parcourir tout le spectre, "de la prise de décision politique contre l’avis des acteurs de la recherche et de l’éducation, comme au Québec, à l’autonomie accordée aux acteurs, comme en Nouvelle-Zélande".
Premier constat, la production de données correspond à des choix politiques, et leur absence est tout aussi significative que leur mise en exergue. Mark Bray (U. de Hong Kong) observe ainsi que les données sur le soutien scolaire privé, ce qu'on appelle aussi "éducation de l’ombre" sont "globalement lacunaires dans la plupart des pays", certains pays latino-américains n’ont d'ailleurs pas été en mesure de fournir le moindre chiffre à l’Unesco en 2021 sur la part du soutien privé. "Pourtant, l’expérience de l’Égypte, de la Grèce, de l’Inde, de l’île Maurice, de la Corée du Sud et de bien d’autres pays montre qu’une fois que l’éducation de l’ombre s’ancre dans une culture, il est très difficile de l’en déraciner."
Autre constat, "de nombreux pays mettent en place, à l’image du Conseil scientifique de l’éducation nationale en France, des organismes consultatifs qui visent à promouvoir (des) recherches d’evidence-based education dans le but d’améliorer les systèmes éducatifs et d’informer les décisions politiques". Encore faut-il "combiner une approche basée sur les preuves avec une prise en compte des contextes spécifiques et des valeurs humaines" ! Il faut ensuite reconnaître "la complexité et la diversité des réalités sur le terrain, plutôt que de s’appuyer uniquement sur des données quantitatives pour prendre des décisions".
L'article consacré à la situation au Québec est particulièrement sévère. "Alors que le débat faisait rage sur la place que doivent occuper les données probantes en éducation, le ministre de l’éducation a choisi de créer un comité 'secret' pour lui fournir des 'avis ad hoc et confidentiels' sur le réseau de l’éducation québécois (...). Bien que près de 250 enseignants-chercheurs des universités et les syndicats de l’enseignement, entre autres, s’opposent ouvertement aux changements proposés par le comité et le ministre, l’adoption du projet de "loi 23" consacre l’essentiel des recommandations du comité, et avec la création de l’Institut national d’excellence en éducation (INEÉ), la gouvernance scolaire par les données" (voir TE ici et ici). Les auteurs Charles-Antoine Bachand et Stéphanie Demers (U. du Québec en Outaouais) considèrent qu’il est périlleux "de sous-estimer l’ancrage idéologique associé à la création de ces données (...). Dans tous les cas, les décisions sont prises loin de la classe."
L'évolution est inverse au Chili. José Weinstein et Juan Bravo rappellent la création, en 1988 (donc encore sous la dictature, ndlr), du SIMCE, le "système de mesure de la qualité en éducation" qui oblige les établissements à rendre compte des acquis de leurs élèves", ce qui permet de documenter "le marché de l’éducation sur les performances respectives des établissements, afin d’inciter ces derniers à améliorer les résultats de leurs élèves pour attirer le choix des parents". Mais la pandémie de Covid-19 a incité le Chili à ouvrir une autre voie avec le DIA (diagnostic intégral des acquis), un outil "mis à disposition de tous les établissements éducatifs du pays". "Contrairement aux évaluations standardisées externes, définies nationalement et obligatoires pour tous, le DIA propose un système interne et volontaire, incluant les domaines éducatifs et socio-émotionnels de trimestre en trimestre". Et la revue constate que "la perception par les professionnels change quand les données ne servent pas prioritairement d’appui à la concurrence entre les établissements scolaires, mais sont destinées d’abord aux équipes pour les aider à mieux accompagner la réussite de chaque élève. Il en va de même en Nouvelle-Zélande."
Le pays était centralisé et les établissements devaient respecter des normes fixées au niveau national. Mais les échecs des élèves Maoris (et Pasifika, venus d'autres îles) les ont amenés à demander que "les méthodes d’enseignement, d’apprentissage et de direction d’école" soient adaptées à leur "sensibilité culturelle". Partant du principe que "tous les élèves sont capables d’un apprentissage réussi", l'accent a été mis sur leur capacité à appréhender le méta-apprentissage : "Jenny Washington, chef d’établissement de la Roydvale School, était, de prime abord, sceptique. Son scepticisme s’est mué en ravissement, à mesure qu’une dynamique naissait au sein de son équipe, qui s’enthousiasmait de la rapidité avec laquelle les élèves atteignaient leurs objectifs d’apprentissage. Toutes ces études de cas signalent la prise de distance avec une métacognition dirigée par les enseignants sur le principe de la rétroaction, les enseignants faisant des commentaires aux élèves sur ce qu’ils savent et ne savent pas. L’évolution a consisté à favoriser une métacognition fondée sur les élèves."
La démarche de Jean-Marc Monteil, en France, pour l'enseignement professionnel et le programme Pro-Fan, est relativement comparable. Au cœur de sa démarche "se trouve la coopération entre plusieurs laboratoires de recherche et plus de mille professeurs" pour "observer comment plus de dix mille élèves peuvent développer ou non de nouvelles compétences (...). Les protocoles de l’expérimentation ont été coélaborés par les chercheurs et les enseignants responsables (...). L’un des enseignements de cette expérimentation, menée sur trois années scolaires, est l’influence des pratiques pédagogiques coopératives. Celles-ci favorisent chez les élèves une interdépendance positive, renforcée par la reconnaissance de l’égale dignité de l’expertise de chacun lors de la résolution de tâches collectives. Cette approche améliore significativement les performances scolaires (...). Cette méthode s’éloigne radicalement du paradigme originel et traditionnel de la quête de données au travers d’évaluations standardisées, conçues sans l’implication des enseignants, lesquelles peuvent parfois réduire ces derniers à s’appuyer sur les résultats des années précédentes pour entraîner leurs élèves dans une sorte de bachotage dépourvu d’apprentissages réels."
Pour sa part, le chercheur insiste sur la nécessité de savoir comment ont été produites les données sur l'éducation : "On ne saurait imaginer évidemment que tous les acteurs et décideurs susceptibles d’intervenir (...) dans le champ éducatif (...) soient des professionnels formés par la recherche. Néanmoins, une culture scientifique minimale (...) devrait pouvoir, dans leur périmètre de responsabilité à agir, favoriser une lecture critique des données en mesure de soutenir efficacement leurs éventuelles décisions."
Encore faut-il qu'il y ait des données. Abdel Rahamane Baba-Moussa, secrétaire général de la Confemen (conférence des ministres de l’éducation des États et gouvernements de la francophonie) évoque la difficulté d'instaurer dans les pays "une culture d’évaluation des apprentissages et une culture de prise en compte des résultats d’évaluation dans l’amélioration des politiques publiques". Il a mis en place le PASEC, "Programme d’analyse des systèmes éducatifs" dont la troisième édition a permis la comparaisons des écoles de vingt-quatre pays d’Afrique subsaharienne, contre dix pour la première édition et quatorze pour la seconde. Il analyse les résistances des enseignants : "Nous avons dû engager un dialogue avec eux et mettre en place un comité d’éthique et de déontologie, où les différents syndicats et mouvements d’enseignants étaient représentés, pour leur faire comprendre qu’il ne s’agissait pas de donner aux politiques des raisons de licencier ou de remplacer les enseignants, mais de leur apporter une lecture des besoins de renforcement pour que les enseignants puissent mieux faire leur travail. Ainsi, l’enquête est allée au-delà de leur connaissance des disciplines, de leur maîtrise didactique, et s’est intéressée aussi à leurs conditions de travail. Plusieurs syndicats, d’ailleurs, ont pu trouver, dans les résultats du Pasec, des éléments de plaidoyer pour améliorer leurs conditions de travail. Pour nous, c’est essentiel."
Pour les deux responsables de ce dossier, "le meilleur moyen d’améliorer la réussite de toutes et tous (...) ne réside sans doute pas dans une surveillance renforcée des acteurs de l’éducation, dans des prescriptions méthodologiques qui brident leur professionnalité en tenant pour négligeables leurs savoirs d’expérience, ou dans une uniformisation par de prétendues 'bonnes pratiques' de l’acte d’enseigner et d’apprendre. Il réside plutôt dans la confiance accordée à celles et ceux qui apprennent comme à celles et ceux qui éduquent, confiance non pas aveugle mais éclairée par la prise en compte des divers contextes linguistiques, culturels, sociaux, émotionnels dans lesquels s’effectue l’apprentissage dans toute sa complexité (...). Fonder une éthique des données en éducation sur une éthique de la confiance, garantit une approche équilibrée (...), essentielle pour une utilisation féconde des données en éducation." Si les enseignants ne sont pas convaincus, "ça ne marche pas", ajoutent-ils lors de la présentation de ce numéro à la presse.
Le site de la revue, entièrement consultable en ligne ici