La vigilance face à l'extrême droite passe par l'éducation (comité)
Paru dans Scolaire, Périscolaire, Culture, Justice, Orientation le jeudi 11 juillet 2024.
Après un appel lancé dans L'Humanité le 24 juin, un "comité de vigilance et pour l'alternative face à l'extrême droite" est en cours de constitution, et s'il s'adresse à tous les acteurs sociaux, notamment à l'enseignement supérieur et à l'enseignement scolaire. Stéphane Bonnéry (Sciences de l'éducation) et Romain Pudal (sociologue) comptent parmi les initiateurs de cette démarche.
ToutEduc : pourquoi avoir ciblé les universitaires ?
S. Bonnéry et R. Pudal : Vous avez compris que la création de ce comité évoque celle du "Comité de vigilance antifasciste" de 1934, sans reprendre exactement sa dénomination car les circonstances sont différentes. Mais il s'agit toujours d'un appel à lutter contre l'irrationalité, et dans l'urgence, nous avons commencé par ceux que nous connaissions le mieux, que nous pouvions contacter personnellement, nous nous sommes d'abord adressé aux producteurs de connaissances, les universitaires et les chercheurs, et plus globalement, les professions intellectuelles, la FSU et la CGT Educ'action ont d'ailleurs signé l'appel, d'autres organisations du secteur de l'éducation devraient les rejoindre, l'appel concerne vraiment tout le monde. Nous sommes en train de le traduire en espagnol, il intéresse les Argentins qui sont confrontés à la présidence de Javier Milei, et en anglais pour nos amis étatsuniens qui craignent le retour de Donald Trump...
ToutEduc : Si on en croit les enquêtes d'opinion, quelque 25 % des enseignants ont voté pour le RN ou pour Reconquête lors de l'élection européenne. Comment comprenez-vous la tentation de l'extrême-droite chez les professions intellectuelles ?
S. Bonnéry et R. Pudal : Le raisonnement est simple, "face au bazar, il faut de l'ordre". Nous sommes dans une époque de confusion. On constate que "le niveau baisse", que la discipline laisse à désirer, que l'orientation est source d'angoisse... sans s'interroger sur les causes, sur les suppressions d'heures et d'années d'enseignement, des très petites sections pour les deux ans, le samedi ou le mercredi matin, au collège, sur les effectifs, 30 élèves par classe, des adolescents qui ne voient pas comment l'Ecole va assurer leur avenir, sans compter la privatisation en cours du lycée professionnel... On laisse en déshérence toute une partie des élèves et des personnels qui sont en charge de ces publics en difficulté.
ToutEduc : Le discours de l'extrême droite en matière d'éducation ne se limite pas au "retour de l'ordre".
S. Bonnéry et R. Pudal : En effet. Marion Maréchal, qui, dit-on, aurait pu être ministre de l'Education, veut remplacer l'enseignement de l'Histoire par celui du "récit national". C'est bien le renoncement, pour des raisons idéologiques, à toute ambition intellectuelle. Mais les enseignants qui se trouvent, dans leurs classes, confrontés à de sérieuses difficultés ne sont pas tous très attachés au collège unique et peuvent souhaiter être débarrassés de certains élèves, tout comme les universitaires quand les amphis débordent et qu'ils sont au contact d'étudiants qu'il n'est pas facile de faire réussir. La résistance à Parcoursup est faible, nous devons bien le constater. Une proportion non négligeable d'enseignants reçoit positivement une double promesse d'autorité et de sélection, alors qu'il n'y a pas de fatalité, qu'il faut lutter contre les causes des grandes difficultés du système éducatif, au lieu de tenter de pallier, mal, les conséquences.
ToutEduc : Vous évoquez les enseignants, mais les parents aussi sont sensibles au discours de l'extrême droite...
S. Bonnéry et R. Pudal : Marion Maréchal vante les mérites du "chèque-éducation" et tout un chacun peut penser que s'ouvrent ainsi pour ses enfants les portes de l'enseignement privé tel qu'il l'imagine, un lieu à l'abri des conflits, où les élèves ne risquent pas les mauvaises fréquentations, où des adultes bienveillants vont les accompagner. Chacun pense que ce sont les autres qui seront discriminés. Le discours de l'extrême droite, en même temps qu'il est moralisateur, s'adresse aux individus, sans prendre en compte le bien commun. Mais qu'on ne s'y trompe pas, pour répondre à la demande, c'est un privé "low coast" qui se développerait.
ToutEduc : Comment lutter contre un discours idéologique qui trouve de tels appuis dans les inquiétudes et les désespoirs individuels.
S. Bonnéry et R. Pudal : C'est un travail de tous les jours, sur le terrain, mais c'est aussi un combat médiatique, qui suppose que nous soyons capables d'élaborer des discours fondés sur la science et la raison et qui soient audibles par le plus grand nombre. Et c'est urgent, les législatives ne nous ont offert qu'un sursis. Ce Comité a d'ailleurs aussi pour fonction de protéger les travailleurs intellectuels contre les menaces de l'extrême droite et de toutes les démarches autoritaires, notamment en se donnant les moyens d'agir sur le plan juridique, et c'est pour cela que nous sommes aussi en lien avec le Syndicat des Avocats de France et avec le Syndicats de la Magistrature.