Bourdieu dans le 9-3... (revue)
Paru dans Scolaire, Orientation le samedi 04 septembre 2010.
Comment enseigner la théorie de la domination sociale dans le 9-3? La revue Socio-Logos publie en libre accès sur le net un article de Fabien Truong, qui rapporte son vécu d'enseignant face à des élèves des séries ES dans le bassin du 93, assimilé à "une expérience de confrontation sociale". Cet article constitue aussi une base de réflexion sur le thème de la méritocratie, tel qu'il est reçu par certaines catégories d'élèves, pour la très grande majorité des enfants d’immigrés ou de nationalité étrangère.
Fabien Truong met en évidence la posture de l'enseignant qui doit négocier "le moment Pierre Boudieu", comme "un virage délicat": "les élèves qui me font face sont objectivement, au sens de Bourdieu, des élèves qui sont dominés socialement, économiquement, culturellement et scolairement". L'enjeu revient à exposer sa thèse "sans déclencher l’hostilité ou le mépris". L'auteur décrit le passage, au sein de la classe, d'un fort sentiment de sympathie à l’égard du discours sur la domination de Pierre Bourdieu "qui semble décrire leur monde et leurs pratiques", à une phase de déni lorsque l'enseignant aborde la "séquence école". "S’en suit, alors une réaction générale qui oscille entre la prise de conscience pour certains et le fatalisme pour d’autres.(...) La portée politique du discours est rarement perçue et c’est plus une lecture individuelle du propos que font les élèves."
L'enseignant est placé face à un écueil pédagogique: Bourdieu décrit l’influence que l’existence d’une barrière sociale et culturelle entre l’enseignant et ses élèves peut avoir dans le processus de reproduction sociale, "alors même que la classe se doit d’être un lieu de vie et d’apprentissage cohérent où un seul but commun doit animer tous les protagonistes des interactions : comprendre et réussir". Il expose en outre les conséquences pédagogiques d'une certaine "violence symbolique" faite aux élèves (hostilité, défiance dans la classe), tout en insistant sur l'opportunité donnée aux élèves de réfléchir sur leur parcours de vie. "Il s’agit alors ici d’individualiser le discours et de recourir à une rhétorique plus anglo-saxonne centrée sur la possibilité de chaque élève de réaliser l’improbable", ajoute-t-il.
La dernière partie de l'article offre un cadre de réflexion sur la méritocratie: Face à une certaine hostilité dans la classe, l'enseignant choisit d'abord de présenter la connaissance sociologique comme le premier pas vers la liberté : "c’est en connaissant ses déterminismes que l’on peut être véritablement libre". Pour l'enseigant, la seconde réponse, plus pragmatique, est précisément celle qui permet de rétablir un certain "enthousiasme" et une certaine "paix" dans la classe: substituer au mythe républicain "de l’idéal collectif méritocratique et la logique bourdieusienne du faire ensemble", celui du "self made man" et de la réussite individuelle de l’être de talent, plus anglo-saxone, sur le modèle du "yes, you can". "Cet appel à l’action est en général encore mieux perçu par les élèves, probablement parce qu’il s’adresse à chacun plutôt qu’à tous et qu’il éveille en chaque élève le sentiment qu’il sera différent des autres et qu’il pourra faire mieux. Il permet de donner à chacun, l’espoir ténu, de faire partie de l’exception et non de la norme, de l’accident et non de la moyenne", souligne t-il, posant au final la question du non-sens et de la contradiction entre les moyens mis en œuvre et le but visé par chacun dans la classe ("C’est en effet le sens que le professeur accorde à son métier et à son rôle social, et le sens que l’élève donne à son travail aussi bien qu’aux attentes de réussite portées par la famille et l’institution qui risque de se perdre dans l’objectivation bourdieusienne") ;et les impasses pédagogiques que ces contradictions soulèvent.
Fabien Truong, "Enseigner Pierre Bourdieu dans le 9-3 : ce que parler veut dire ", Socio-logos. Revue de l'association française de sociologie .