A quoi sert le lycée ? Réédition de l'ouvrage de V. Isambert-Jamati pour la période 1865-1965
Paru dans Scolaire le lundi 11 mars 2024.
A qui l'école profite-t-elle ? La réponse à cette question a beaucoup varié depuis les années 1860 et les éditions de l'ENS proposent une réédition, en ligne et gratuite de l'ouvrage de Viviane Isambert-Jamati, "Crise de la société, crises de l’enseignement" (1970). Elle a analysé quantité de discours prononcés en fin d'année, lors des distributions de prix : autant d'occasions pour ceux, enseignants, chefs d'établissement qui président ces cérémonies d’évoquer l’institution qu’ils représentent, les valeurs qu'ils promeuvent.
C'est ainsi qu'en 1869, au lycée de Rouen, il est clair pour tous que "l’enseignement classique est superflu pour ceux qui ne doivent pas s’élever au-dessus des fonctions auxiliaires et matérielles que comportent le commerce et l’industrie", mais qu'il n'en va pas de même pour des élèves "qu’une première faveur de la Providence a placés sur un meilleur degré de l’échelle sociale" et qui sont "destinés à diriger". C'est que, sous le Second empire, le lycée "se donne trois missions principales : faire révérer les valeurs absolues, procurer un raffinement intellectuel systématiquement éloigné d’une utilité pratique, donner les signes de l’appartenance à la classe élevée." Et l'auteure de commenter : "Cet ensemble de traits (...) ne pourrait-il pas rendre compte non seulement des collèges du xviie siècle, mais aussi, selon les analyses sommaires, des lycées d’aujourd’hui ?" Ce serait oublier, ajoute-t-elle aussitôt, qu'ont été créées en 1865 des sections d' "enseignement spécial", "plus directement destinée à préparer à une profession". Les orateurs de l'époque, en n'évoquant que la fonction désintéressée de l'enseignement, "veulent ignorer une formule qui tend à élargir l’enseignement secondaire et à le rendre plus pratique".
Quelques dizaines d'années plus tard, les lycées accueillent, "à côté des fils de la bourgeoisie libérale, les fils d’une petite bourgeoisie active (...). Dans ces couches sociales existent de profondes convictions républicaines qui, à l’époque de l’affaire Dreyfus, font vibrer aux idées de laïcité, de solidarité, de justice." Ces commerçants ou chefs de petites entreprises attendent du lycée qu'il donne à leurs enfants des armes pour "contribuer mieux que les autres au progrès". C'est alors que "l’enseignement moderne" (sans latin) trouve "un statut plus proche de celui de l’enseignement classique qu’il ne l’avait eu jusqu’alors". Les uns considèrent que le lycée doit préparer les jeunes gens à l'action, "les autres parlent en termes d’entraînement intellectuel nécessaire (...) pour être capables d’accomplir plus tard des tâches diverses". Les deux objectifs ne sont pas incompatibles, ils "peuvent parfaitement orienter un enseignement sans langues anciennes".
A la Libération, s'agissant du second degré, "trois préoccupations principales se dégagent" : "comment réaliser à ce niveau une démocratisation réelle (...) ; jusqu’à quel âge convient-il d’uniformiser les acquisitions par un enseignement commun à tous ; au-delà de cet âge, comment faut-il les diversifier (...) ?" Le plan Langevin-Wallon développe trois thèmes : "aucun niveau de l’enseignement ne doit être réservé aux enfants de tel ou tel milieu social (...) ; indirectement, l’enseignement prépare à toutes les tâches sociales (...) ; une 'culture générale' est due à tous." Un idéal exprimé en ces termes par un orateur : "L’objet de vos études, c’est de faire de vous non pas des comptables, des mécaniciens ou des ingénieurs, non pas des professeurs, des ébénistes et des orfèvres, mais des hommes tout simplement. Notre ambition est de vous munir de personnalités d’hommes de bon sens, en attendant qu’il vous faille endosser le vêtement de spécialiste."
Malgré les discours et les textes officiels, la réalité n'est pas celle d'une "égalité réelle des différents types d’études. Il suffit de connaître la répartition des origines sociales des élèves des lycées classiques et de ceux des collèges d’enseignement technique au cours de ces années (...) pour savoir ce que l’égalitarisme officiellement déclaré avait de fictif." Les professeurs de lycée ne dénoncent pourtant pas cette fiction, certains "attachent à la gratuité de la culture diffusée une beaucoup plus grande importance qu’à l’extension du public appelé à en bénéficier (...). Sympathisant volontiers avec certaines thèses de la pédagogie nouvelle, ils craignent pourtant pour les enfants le contact avec la société réelle."
A la même époque, s'agissant du progrès, des craintes s'expriment. Des robots pourraient remplacer les personnalités. L'utilitarisme réduirait les individus à des fonctions : "On peut imaginer une société future où la culture serait remplacée par une sorte de dressage mécanique façonnant chaque individu pour la case numérotée qu’il devrait occuper dans la ruche."
Et l'auteure s'interroge, les professeurs n’ont-ils pas eu "du mal à supporter la mise en question fondamentale que supposerait (...) une réforme profonde (...). On verra probablement augmenter encore dans les années à venir (les années 70', ndlr) la tendance à individualiser l’éducation et à parler des élèves en termes psychologiques ; on ne verra peut-être pas l’objectif de formation de l’esprit critique regagner un terrain considérable, étant donné la régularité de sa décroissance depuis son paroxysme de 1945. Quant à l’objectif de préparation à l’action sur le monde extérieur, le verra-t-on continuer à augmenter à cause de l’importance croissante, au sein même des études secondaires, des orientations préprofessionnelles ? Ou bien l’ambivalence d’un 'besoin économique' de cadres moyens et supérieurs à préparer au lycée (...) ne va-t-elle pas maintenir une très grande réticence des professeurs devant l’anticipation professionnelle ?"
Viviane Isambert-Jamati anticipait également une montée en puissance de la parole des principaux intéressés, les élèves : "On ne risque guère de se tromper en prévoyant que désormais – dans une proportion que l’on ne saurait indiquer – (les professeurs) définiront leurs objectifs avec leurs élèves, faute de quoi l’échec de leur action éducative serait hautement probable."
Le texte complet ici