Mathématiques : une discipline bousculée (dossier de veille de l'IFE)
Paru dans Scolaire le lundi 04 mars 2024.
"Les mathématiques ont acquis en plusieurs temps, des écoles militaires de l’Ancien régime aux réformes structurelles des années 1960, une place centrale dans les carrières et les expériences scolaires. Selon les moments et les filières du cursus, elles cristallisent les tensions entre les finalités du système éducatif : préparer à la vie citoyenne, aux usages courants et professionnels des outils mathématiques, mettre en contact avec les œuvres culturelles des générations passées pour en permettre de nouvelles." C'est ainsi que Claire Ravez conclut le dernier "dossier de veille" de l'IFE (Institut français de l'éducation - ENS Lyon) consacré aux mathématiques. Elle ajoute : "Aujourd’hui, les élèves et leurs enseignant·es fréquentent des univers mathématiques en mutation, de plus en plus ouverts sur les statistiques et les probabilités, l’informatique et les innovations technologiques. Cela rend d’autant plus nécessaire la compréhension des mécanismes d’apprentissage de leurs outils fondamentaux, comme le nombre, et de celle de leur enseignement."
L'autrice souligne que "l’introduction de l’informatique à l’école depuis les années 1980 s’est traduite par des rapports complexes, tantôt de subordination, de complémentarité, de redondance ou encore de substitution avec les mathématiques (...). En 2009, de nouveaux programmes de lycée ont introduit en mathématiques l’algorithmique (...) (mais) les textes officiels n’ont pas clarifié le flou entre deux acceptions de l’algorithmique : branche des mathématiques ou programmation informatique."
La majorité et l'élite
La définition même des mathématiques pose question. Elles sont présentées tantôt "comme une science à part entière avec son propre langage" tantôt comme "des outils de calcul et de représentation qui permettent de traiter des situations de toutes les autres disciplines (...). Sur la longue durée, les mathématiques scolaires se sont présentées sur un mode longtemps binaire : préparation à la vie active pour la majorité, accès aux savoirs abstraits et à des positions sociales privilégiées pour une élite masculine (...). Dans la culture occidentale, elles acquièrent le statut de discipline de formation de l’esprit des élites sociales, à côté de l’enseignement des bases de l’arithmétique à des fins utilitaires pour la majorité de la population (...). La disparition de la règle de trois puis sa réintroduction dans les programmes (...) marque les hésitations d’un enseignement divisé entre ses facettes utilitaire et formatrice de l’esprit."
Dès lors, comment démocratiser leur enseignement et le rénover ? C'est pour répondre à cette question que, "au tournant des années 1960-1970", intervient "un épisode majeur et sans équivalent dans d’autres disciplines, la réforme des mathématiques modernes". Très vite on leur reproche de ne pas s'adresser à l’ensemble des élèves, elles sont trop "formelles et abstraites". Mais le ministère, pour "des raisons d’ordre politique", s’interdit toute marche arrière une fois la réforme lancée, "quitte à l’assouplir" ; l’inspection générale, "une fois les programmes adoptés, veut les voir appliqués scrupuleusement" tandis que "les universitaires de la commission Lichnerowicz refusent de voir dénaturé l’édifice mathématique qu’ils ont échafaudé" et que les professeurs de mathématiques "militent pour la réalisation pleine et entière des ambitions premières d’un projet réformateur".
Les évaluations standardisées
Une nouvelle logique fait irruption à la fin du XXe siècle, avec les évaluations standardisées des acquis des élèves, PISA et TIMSS dont les logiques sont différentes. TIMSS "évalue les savoirs et savoir-faire mathématiques à partir d’une analyse des curricula des pays participants et d’une liste de contenus organisant les notions mathématiques" tandis que PISA "s'appuie sur une analyse de compétences nécessaires à l’adaptation à un monde en évolution rapide dans un contexte d’éducation tout au long de la vie (...). La catégorisation en contenus ne fait pas référence aux découpages scolaires usuels (arithmétique, algèbre, géométrie, etc.), mais à une organisation par problématique promue par la Société mathématique américaine." Une partie de la communauté scientifique alerte d'ailleurs sur les "dangers d’un pilotage par les tests standardisés" et sur "la préparation des élèves aux tests (et donc sur la nature des leurs apprentissages".
Autre nouveauté, "la méthode de Singapour" qui désigne en réalité "un dispositif institutionnel stable qui assure la formation des enseignants et une veille sur les contenus d’enseignement". Rien à voir donc avec une collection de manuels qui témoigne "moins d’une 'adaptation culturelle' que de l’engagement des traducteurs dans tel ou tel débat pédagogique".
Mais, quelles que soient les réformes et la pertinence des outils didactiques, il faut des enseignants formés. Pour certains jeunes, la seule évocation de données numériques et de leur apprentissage en contexte scolaire "suscitent des émotions pouvant s’avérer très positives ou très négatives, et produisent un rapport à la discipline que les étudiant·es qui se préparent au professorat des écoles sont pour beaucoup amené·es à réinterroger".
Une enquête menée par la DEPP (le service statistique du ministère) en 2019 parmi des professeurs de CM2 a montré qu'un quart d'entre eux était "en difficulté en mathématiques", et 21 % "désengagés" tandis que pour 17 %, l'enseignement "de type magistral et plutôt technique vise la réussite immédiate". Restent 22 % avec lesquels "les élèves construisent activement leurs connaissances et 21 % qui sont "engagés" et font "flèche de tout bois".
"Les mathématiques au centre du tableau", Claire Ravez, dossier de veille de l’IFÉ, 147, février 2024. ENS de Lyon (ici)