Le numérique peut-il soutenir l'inclusion scolaire ? Rien n'est moins sûr (dossier de veille de l'IFE)
Paru dans Scolaire le vendredi 26 janvier 2024.
La loi d’orientation de 2013, puis celle de juillet 2019, "énoncent la jonction entre éducation inclusive et éducation numérique", mais "de quoi parle-t-on ?" C'est à cette question que s'efforce de répondre le dernier dossier de veille de l'IFE (Institut français de l'Education), lequel met en lumière combien les outils numériques peuvent "augmenter la tension entre la nécessité du collectif pour mettre en œuvre l’inclusion et l’individualisation permise par certains usages technologiques". L'autrice, Prisca Fenoglio met l'accent sur la vigilance à avoir quant à l’utilisation du numérique pour l’éducation inclusive : "Celle-ci ne doit pas avoir pour effet d’accroître les inégalités, ni d’augmenter le risque de perte de sens, voire de décrochage, chez les personnes enseignantes, mais bien de soutenir les processus d’enseignement-apprentissage de toutes et tous."
C'est que, en Europe, "l’inclusion est plutôt perçue comme une forme d’instruction adaptée aux publics dits à BEP (besoins éductifs particuliers, ndlr) et en situation de handicap, alors qu’aux États-Unis et au Canada, elle est vue comme une manière de transformer l’école". En France toutefois, la notion d'inclusion s'étend progressivement, en 2012 aux EANA (élèves allophones nouvellement arrivés), en 2013 aux élèves "intellectuellement précoces, ayant des difficultés scolaires, (aux) enfants du voyage, et (aux) élèves allophones, outre les enfants reconnus en situation de handicap et/ou malades".
Mais articuler éducation pour toutes et tous et prendre soin des besoins individuels "crée de fortes difficultés" et cela "mène à un malaise composé de désarroi et de culpabilité, face à une injonction à individualiser et à innover pour répondre à tous les types de besoins, sans en avoir les moyens (...). Obliger l’enseignant à l’ 'ambition', à la 'créativité' ou à l’ 'adaptation' face à une multitude de cas particuliers, voire face à des situations très critiques, c’est en fait le condamner tôt ou tard à l’isolement et à l’échec."
Le numérique peut alors constituer un levier, mais la recherche "met en garde contre l’illusion de faire résoudre des besoins individuels complexes (...) par des outils". Elle met aussi en garde contre des "mythes solutionnistes" : "Le numérique favoriserait leur motivation, notamment grâce à son caractère ludique, il aiderait à leur autonomie et il permettrait des apprentissages plus personnalisés."
Certes l'IA (intelligence artificielle) peut permettre d'identifier des élèves en difficulté et "leur donner des conseils personnalisés", "traduire la langue des signes", "bénéficier aux apprenant·es qui souffrent de troubles liés à la parole, de limitations motrices, tout comme à celles et ceux qui parlent peu ou ne sont pas verbaux, ou encore qui souffrent de laryngite". Mais "face à ces promesses", il convient de faire preuve de vigilance : "Il est possible que ces techniques d’apprentissage statistique fassent disparaitre les différences (...) ne reflétant ainsi pas les besoins de (chacun des élèves), mais juste ceux des apprenant·es typiques." Dès lors les personnes "atypiques" apparaissent comme autant d'anomalies puisque l'IA "ne prend pas en compte des facteurs contextuels liés aux apprenant·es issu·es de minorités, de la pédagogie, de la limitation des ensembles de données et des différences culturelles".
L'autrice du dossier de veille souligne par ailleurs que, dans le cadre des pratiques inclusives, les enseignant.e.s "doivent collaborer hors de la classe (direction et collègues), hors de l’école (personnels des services de santé ou des services sociaux, équipes de suivi de la scolarisation, maison départementale pour les personnes handicapées (MDPH) et familles), mais aussi dans la classe (AESH et élèves)." En ce qui concerne les AESH, ces personnes "ne sont ni formées à l’inclusion, ni au numérique (...) et l’articulation entre leur présence et celle des personnes enseignantes est parfois vue comme un 'pis-aller' face au problème posé, une façon de se délester d’une charge de travail lourde -si ce n’est, dans certains cas, comme une gêne occasionnée par la présence d’un autre adulte-."
Prisca Fenoglio souligne alors l'intérêt d'une démarche, la CUA, la conception universelle des apprentissages, au sein de laquelle la technologie a un rôle prépondérant pour "mettre en place un contexte favorable à l’apprentissage pour tous·tes en tenant compte du fait qu’en matière de cognition, la divergence est la norme (...), par des principes de flexibilité et de diversification pédagogiques, sans toutefois abaisser le niveau d’exigences quant aux objectifs d’apprentissage". Il semble en effet "indispensable d’appréhender de quelle manière tisser un lien voire une continuité entre une réponse numérique individuelle et exclusive et un fonctionnement de classe et une flexibilité pédagogique par définition collective et universelle".
Le dossier "L’éducation inclusive et numérique : quelles convergences ?", Prisca Fenoglio, dossier de veille de l’IFÉ, 146, janvier. ENS de Lyon. ici