Les parcours scolaires des jeunes issus de l’immigration sont encore mal connus (revue)
Paru dans le vendredi 29 décembre 2023.
Que sait-on de l'orientation des élèves "issus de l'immigration" ? C'est le sujet d'un "hors série" des Cahiers de la recherche sur l'éducation et les savoirs et Maïtena Armagnague, Audrey Boulin et Céline Persini qui l'ont coordonné constatent que "la littérature sociologique concernant l’orientation scolaire se concentre dès ses débuts sur la mise au jour des inégalités sociales de trajectoires en révélant notamment un arrêt des études plus précoce pour les élèves issus de catégories défavorisées", mais qu'il faut attendre les années 90' pour voir les premiers travaux français concernant "les trajectoires scolaires des élèves primo-migrants". Ces premiers travaux "pointent des phénomènes de sur-orientation de cette population dans l’enseignement spécialisé prévu pour des élèves avec de grandes difficultés scolaires ou un handicap et une fréquence élevée de sortie du système scolaire sans aucun diplôme".
C'est plus récemment que des analyses plus fines montrent que le statut social et "le rapport à l’école des parents ou grands-parents dans le pays d’origine modèlent les attentes scolaires des familles immigrées algériennes dont les enfants sont en réussite scolaire". Certains parents ont accepté "un certain déclassement social et professionnel une fois arrivés en France pour surinvestir la carrière scolaire de leurs enfants" tandis que d'autres, "qui viennent de régions du monde pauvres (...), n’envisagent peut-être pas l’importance de la formation en France pour réussir sur le marché du travail si cela n’était pas le cas dans leur pays d’origine."
Les résultats scolaires ne sont d'ailleurs "pas les seuls critères utilisés dans le processus d’orientation scolaire en troisième par les enseignants". Ceux-ci peuvent sous-estimer "les possibilités des élèves à poursuivre des études du fait de leur origine étrangère et défavorisée". Pour leur part, "les personnes issues de l’immigration ont davantage tendance à interpréter l’impossibilité à réaliser leur vœu d’orientation comme l’effet d’une discrimination institutionnelle". S'y ajoutent la désindustrialisation, et la "tertiarisation des emplois peu qualifiés" qui font que "la voie professionnelle n’offre plus de modèle alternatif ouvrier pour contrebalancer la norme scolaire".
Les autrices soulignent la diversité des situations. Il faut en effet compter avec les "ressources psychologiques propres (comme une capacité de résilience, un optimisme et une haute estime de soi)" de ces jeunes, elles peuvent être à l'origine d' "ascensions sociales inattendues (...). Les élèves les plus avantagés seraient les élèves de seconde génération, car ils maîtrisent la langue et bénéficient de l’optimisme de leurs parents."
Des devenirs imprévisibles
Ce numéro propose une longue interview d'Aziz Jellab, sociologue et IGESR (inspecteur général de l'education, du sport et de la recherche) qui "invite au développement et au croisement de recherches qualitatives et quantitatives longitudinales, afin de mieux saisir la complexité de devenirs bien souvent imprévisibles".
Dans "une carrière antérieure de conseiller d’orientation", il a "pris la mesure des défis que les enfants issus de l’immigration devaient relever pour réussir leur scolarité", mais dans la mesure “où ils étaient majoritairement issus de milieux populaires", il ne voyait pas "de différence avec leurs camarades français". C'est plus tard qu'il a "réalisé l’ampleur d’une sur-représentation des jeunes issus de l’immigration" dans l'enseignement professionnel, "notamment dans les spécialités professionnelles les moins choisies. Des secteurs comme l’hôtellerie ou l’aide à la personne, ou encore la coiffure, comptaient moins d’élèves issus de l’immigration comparés à d’autres comme le bâtiment, les structures métalliques ou encore les métiers de la bureautique."
S'y ajoute "une autre variable" : dans beaucoup d’établissements, "une partie non négligeable des enseignants sont aussi issus de l’immigration (...). Les observations de terrain ont donc mis en évidence l’existence d’une 'ethnicisation' de certains établissements scolaires." La concentration d’élèves issus de l’immigration dans certains LP et les difficultés des élèves à trouver des entreprises pour effectuer leur stages induisent "une perception "ethnicisante" des difficultés professionnelles : "Dans des domaines tels que la coiffure, la restauration et l’hôtellerie, ou encore la mécanique automobile, les entreprises s’avèrent peu accueillantes". C'est pourquoi des enseignants "dissuaderaient les élèves de CAP (issus de l'immigration, ndlr) d’intégrer le bac pro vente-représentation anticipant les problèmes à l’embauche. Le LP contribue ainsi à la ségrégation ethnique du marché du travail."
Il ajoute : "Depuis plusieurs décennies, on observe que les enfants issus de l’immigration sont davantage orientés vers l’enseignement professionnel, et c’est surtout le cas pour les garçons (...). Quand les filles d’origine française sont 85 % à obtenir le baccalauréat, c’est le cas de 92 % des filles d’origine asiatique, de 84 % des filles originaires d’Afrique Subsaharienne, de 83 % des filles de parents portugais et de 75 % des filles de parents turcs. Les inégalités sont observées entre filles et garçons d’origine maghrébine, les taux d’obtention du bac étant de 80 % chez les premières contre 64 % chez les seconds. Il y a donc incontestablement la variable 'genre' qui se conjugue à la variable 'origine culturelle' ou migrante pour rendre compte des différences en matière d’orientation."
Mais la réussite des élèves en LP "est bien réelle" et elle suscite "l’émergence de projets de poursuite d’études, que ces projets soient ou non en lien avec le diplôme préparé initialement". Une orientation "non choisie ou contrainte" ne condamne donc pas à l’échec scolaire (...). A l’issue du baccalauréat professionnel, les élèves issus de l’immigration sont nombreux à s’engager dans des études et à connaître une réelle réussite. Si beaucoup de ces jeunes connaissent des difficultés à l’entrée sur le marché du travail et affrontent lors de l’embauche la discrimination, les réussites scolaires, même moins probables statistiquement, permettent une autre lecture du processus d’orientation", sans misérabilisme. Mais pour comprendre ces trajectoires scolaires, il faudrait "croiser les données statistiques avec les parcours de vie" et observer que ce ne sont pas seulement les contraintes qui déterminent les devenirs : ce sont également les stratégies mises en place par les usagers, dans le cadre d’interactions spécifiques avec et en dehors des acteurs de l’école, qui modalisent des devenirs bien souvent imprévisibles."
L’orientation des jeunes primo-migrants allophones en France, Cahiers de la recherche sur l'éducation et les savoirs, ici