La marchandisation de l'éducation est-elle inéluctable ? (revue Administration & Education)
Paru dans Scolaire le lundi 18 décembre 2023.
Le marché du numérique éducatif devrait atteindre une valeur de 2,3 milliards d’euros d’ici 2025. La DGCCRF (ministère de l'Economie) estime en 2018, "à deux milliards d’euros le chiffre d’affaires du secteur du soutien scolaire" en France, et le développement de la "shadow education", des cours particuliers complémentaires, est mondial. La plus connue des entreprises qui opèrent dans ce secteur d'activité est Kumon, "qui a été créée en 1954 au Japon et opère désormais par le biais de franchises dans plus de 50 pays", la société coréenne Noonnoppi (ou "Eye Level Learning"), opère désormais dans plus de 20 pays. Originaire d’Australie, Kip McGrath opère actuellement dans 20 pays.
Claude Bisson-Vaivre, Alain Bouvier et Isabelle Klépal qui signent l'éditorial du dernier numéro d' Administration & Education, étaient "convaincus que la marchandisation de l’éducation était un phénomène connu, mesuré, évalué". En réalité, les acteurs du système scolaire n'ont pas perçu "que le 'hors scolaire' marchand cerne le scolaire jusqu’à l’envahir peu à peu. Et dans ce processus, la marchandisation impacte de la même façon l’enseignement public et l’enseignement privé." Ils ajoutent : "libéralisme, humanisme et École entrent en conflit sur les valeurs que nous considérons comme fondatrices d’une république indivisible, laïque, démocratique et sociale."
Or, comme le note Mark Bray (U. de Hong-Kong), "en France, l’expansion de l’industrie du tutorat a été encouragée non seulement par des forces sociales et économiques, mais aussi par des initiatives gouvernementales. Parmi celles‐ci, les plus importantes sont les allègements fiscaux dont peuvent bénéficier les parents. Les autorités françaises ont considéré ce dispositif comme un moyen d’élever le niveau d’instruction tout en partageant la charge financière." De même en Suède, un programme de déductions fiscales "a stimulé involontairement l’expansion de l’éducation parallèle". En Chine, à l'inverse, "les autorités ont d’abord interdit aux enseignants en exercice de proposer des cours particuliers, puis en 2021, le gouvernement s’est engagé dans une répression de grande envergure dans ce secteur." Résultat, "le tutorat s’est déplacé vers la clandestinité à des prix plus élevés".
Le philosophe Paul Mathias (IGESR) s'interroge sur le sens même du mot éducation et reprend à ce sujet la distinction aristotélicienne entre la poièsis, "une production qui a vocation à servir, apprendre les mathématiques pour devenir professeur, ingénieur ou comptable", et la praxis, "qui ne vise qu’à se déployer elle‐même – apprendre les mathématiques et par elles accroître sa puissance de comprendre, donc les apprendre pour rien". A cette aune, il se demande si les métiers de l’éducation ne sont pas en train "de jaunir comme de vieilles photographies (...) au moment même où rien ne paraît plus essentiel que leur professionnalisation" (dans un souci d'efficacité immédiate, ndlr). Il ne faudrait pas oublier que "éducation" désigne aussi un "bien en soi" et ne se limite pas à "la fabrique d’opérateurs socioéconomiques".
La logique de marché l'emporte pourtant comme l'analyse Aziz Jellab (IGERS) : "Si la loi du 8 juillet 2013 a confié au service public de l’éducation la mission de veiller à 'la mixité sociale des publics scolarisés au sein des établissements d’enseignement', il faut bien prendre acte du fait que celle-ci est loin d’être partout effective". Il met en cause "le manque de lisibilité politique qui permettrait de donner du sens à la mixité sociale et scolaire" et "l’emprise exercée par les diplômes qui conduit les familles les plus favorisées (...) à convoiter les meilleurs établissements (...). Le primat des intérêts particuliers sur l’intérêt général donne à l’école l’apparence d’une institution fonctionnant comme un marché, et rend difficile la mise en place d’une mixité sociale et scolaire." Il ajoute que "40 % des collèges proposent une classe bilangue et que seuls 15 % des élèves de 6e en bénéficient". Agnès Van Zanten souligne que "la diffusion de produits et services éducatifs payants" est associée à "l’allongement des parcours d’études pour lesquels les usagers n’ont pas l’impression de bénéficier d’un accompagnement étatique suffisant. S’y ajoute le développement d’une intense compétition scolaire dans un système d’enseignement massifié, mais filtrant encore l’accès aux places les plus convoitées."
Jacques Attali met en garde, "un bon système peut se défaire très vite. Il y avait un bon système en Suède, qui s’est défait très vite, justement parce qu’on a essayé de le privatiser. Cela s’est soldé par un échec. C’est très facile de défaire un bon système mais il n’y a pas de système idéal".
A noter encore dans ce numéro la description par Anne‐Claudine Oller (UPEC) du marché du coaching scolaire dont la constitution a été "rendue possible par l’État" faute d'investissement dans l'orientation, l'analyse par Philippe Bongrand de l'évolution de l'instruction en famille qui, pour être acceptée par l'administration, doit à présent être présentée "dans les termes d’une IEF subie et non choisie", et enfin une longue interview d’Agnès Perrin‐Turenne, qui a été enseignante et personnel de direction dans le public avant d'être cadre chez Acadomia et directrice d'un établissement hors-contrat...
Administration & Education, revue de l'AFAE, n° 180, "La Marchandisation de l'éducation", 21€
anc