La laïcité a plus d'une forme et son invocation peut être à contre-sens (Pierre Kahn, ouvrage)
Paru dans Scolaire, Périscolaire le mercredi 20 septembre 2023.
"Il y a plusieurs façons d'être laïque" et les "formes juridiques ou constitutionnelles qui les illustrent sont multiples" estime Pierre Kahn. Ancien coordonnateur du groupe chargé de la rédaction des programmes d'enseignement moral et civique de 2015, il propose une analyse philosophique très dense du concept même de laïcité, opposant une "laïcité procédurale", fondée sur la loi et sur "une conception de ce qui est juste" à "une approche substantielle" reposant sur "une conception du bien", et qui est défendue notamment par Catherine Kintzler, Henri Pena-Ruiz, Caroline Fourest. Sa réflexion s'inscrit dans l'histoire de la philosophie et remonte à l'opposition entre Aristote et Platon, ou entre nominalistes et réalistes au Moyen-âge, entre ceux qui croient que les idées, dont aujourd'hui celle de laïcité, ont une réalité intangible, inscrite "dans le ciel des idées" et ceux qui considèrent la réalité mouvante des objets et de leurs noms.
Ces considérations ont évidemment des conséquences lorsqu'il envisage la question de la laïcité à l'école, de manière très concrète. "Au cours de ma carrière, j'ai connu des élèves chrétiens hérissés par l'étude d'un texte de Nietzsche sur la mort de Dieu, des élèves marxistes fulminant à la lecture d'un texte de Hayek, des élèves machos refusant l'idée que l'inégalité entre les hommes et les femmes puisse ne pas être naturelle (...). J'ai pu être interloqué par ces réactions, mais j'ai pu aussi en être content lorsqu'elles donnaient l'occasion d'une discussion argumentée (...). Il ne m'est jamais venu à l'idée (...) d'interpréter ces manifestations comme des atteintes à un principe quelconque constitutif de l'enseignement en France."
L'auteur nous met donc en garde contre les dénonciations trop faciles des "atteintes à la laïcité" mais aussi contre "une certaine confusion entre laïcité et ordre public" : "Les considérations d'ordre public qui autorisent à limiter la liberté de conscience et le libre exercice des cultes ne peuvent en aucun cas être confondues avec la laïcité elle-même (...). La liberté est première, ses limitations sont secondes." Or la loi de 2004 qui proscrit le port à l'école de signes ostentatoires "se présente comme étant une application du principe de laïcité." Pour P. Kahn, cette confusion se retrouve dans le vade-mecum publié par le ministère en 2021, "La Laïcité à l'école". Et il commente : "Aussi ne faut-il pas s'étonner de ce qu'un grand nombre de jeunes aujourd'hui voient dans la laïcité une source d'interdictions plutôt qu'un dispositif garantisssant des droits."
"Quelle laîcité voulons-nous ?", Pierre Kahn, ESF Sciences humaines, 206 pages, 19€