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Mixité sociale : le protocole d’accord du 17 mai 2023 et une relecture de la loi Debré (une tribune de J-P Delahaye)

Paru dans Scolaire le dimanche 21 mai 2023.

Sous le titre "Mixité sociale et scolaire dans les établissements privés : le protocole d’accord du 17 mai 2023 et une relecture nécessaire de la loi Debré du 31 décembre 1959", Jean-Paul Delahaye, inspecteur général de l’éducation nationale honoraire, nous adresse cette tribune que nous publions bien volontiers. Selon la formule consacrée, cette analyse n'engage que son auteur.

Le protocole d’accord "relatif au plan d’action favorisant le renforcement des mixités sociale et scolaire dans les établissements d’enseignement privés associés à l’État relevant de l’enseignement catholique" signé par le ministre de l’Education nationale et de la Jeunesse le 17 mai dernier montre s’il en était besoin l’ampleur du problème à résoudre : parvenir à davantage de mixité sociale et scolaire quand une partie importante des citoyens des classes moyennes et favorisées de notre pays n’en veut pas, que ce soit dans le public ou dans le privé. Le sujet est difficile car le caractère profondément inégalitaire de notre système éducatif et l’absence de mixité sociale et scolaire ne dérangent pas tout le monde, notamment la partie de la population dont les enfants réussissent bien dans l’école telle qu’elle est.

Ce qui rend encore plus problématique le cas de la France, c’est que nous sommes un des pays en Europe qui finance le plus sur fonds publics la concurrence privée de son école publique (à 75 %, État et collectivités territoriales), une concurrence bien peu fraternelle qui se donne le droit de trier les élèves qu’elle accueille. L’enseignement privé est bien un facteur aggravant du séparatisme scolaire et social à l’œuvre dans notre pays. Rappelons qu’en 2019, la loi dite de "confiance" qui a instauré la scolarité obligatoire à 3 ans n’a amené aucun élève en plus dans les écoles, mais a seulement permis de généraliser le financement des écoles maternelles privées, en quasi-totalité catholiques, par les collectivités locales. L’État a dû compenser à hauteur de plusieurs dizaines de millions d’euros cette charge supplémentaire et a ainsi encore allongé le tuyau du séparatisme.

Que le ministre se saisisse du sujet aujourd’hui doit être salué. Le protocole a le mérite de mettre les établissements catholiques devant leurs responsabilités quant aux valeurs que leur caractère propre est censé promouvoir, comme l’attention aux plus démunis. Plusieurs points posent néanmoins problème dans ce protocole. Certains ont déjà été soulevés par le Comité national d’action laïque*, nous n’y revenons pas, en particulier le fait que ce protocole soit non contraignant (les établissements privés continueront à choisir leurs élèves) mais ouvre la porte à encore davantage de moyens publics. Et, si on a bien compris, avec la constitution d’une "base d’informations partagées", l’État va publier une sorte de catalogue des établissements privés et de leurs caractéristiques, ce qui va avoir pour conséquence de renforcer le consumérisme scolaire.

Mais ce n’est pas ici le point sur lequel nous voulons insister.

Si le protocole parle bien "d’établissements privés associés à l’État par contrat", ce qui est conforme à la lettre de la loi Debré de 1959, le texte est signé "entre l’État, représenté par le ministre de l’éducation nationale et l’Enseignement catholique, représenté par son secrétaire général". Notons qu’il y a un E majuscule à "Enseignement catholique". Reconnaît-on là l’existence, à côté de l’enseignement de l’État, d’un système éducatif catholique parallèle et concurrent ? Ce ne serait pas la première fois que cela se produirait si on se souvient des accords dits "Lang-Cloupet" de 1992-1993.

Il nous semble alors important de revenir aux propos de Michel Debré, prononcés lors de la présentation de la future loi, le 23 décembre 1959 à l’Assemblée nationale, si l’on ne veut pas, comme l’a dit le président de la République "réveiller de vieux conflits"**.

On l’a aujourd’hui oublié, mais après s’être prononcé contre le monopole de l’enseignement, "l'unification par la nationalisation est une chimère", Michel Debré a refusé catégoriquement de reconnaître autre chose que des établissements privés : "c'est également une chimère, et une chimère dangereuse, que celle qui conçoit, par l'association de droit public de tous les établissements privés dans les différents ordres d'enseignement, la constitution d'une sorte d'université nationale concurrente, que l'Etat accepterait de considérer dans son unité, avec laquelle il traiterait, sinon d'égal à égal, en tout cas comme avec un vaste corps intermédiaire auquel serait reconnu, par une délégation implicite, une responsabilité partielle mais nationale dans la mission générale de l'enseignement." Dans le protocole du 17 mai 2023, comme en 1992, le ministre semble effectivement traiter "d’égal à égal" avec le secrétaire général de l’enseignement catholique et lui délègue, de fait, ce que ne voulait pas Michel Debré, "une responsabilité partielle mais nationale dans la mission générale de l’enseignement". Une responsabilité en effet partielle car le secrétaire général de l’enseignement catholique n’a pas de réel pouvoir sur les établissements.

Ce n’est pas à dire que les établissements privés ne peuvent se regrouper, Michel Debré a pris soin de le préciser : "Comme il existe une liberté d'enseignement et, de ce fait, des établissements privés qui délivrent diverses formes d'enseignement, ces établissements peuvent se grouper ou s'associer selon les règles du droit privé, en fonction de leurs affinités ou selon l'accord de leurs dirigeants." Mais il n’était pas question à ce moment de laisser se constituer un autre édifice scolaire à côté de celui de l’État, Michel Debré était alors très ferme : "Mais, je vous le dis, il n'est pas concevable, pour l'avenir de la nation, qu'à côté de l'édifice public de l'Education nationale, l'Etat participe à l'élaboration d'un autre édifice qui lui serait en quelque sorte concurrent et qui marquerait, pour faire face à une responsabilité fondamentale, la division absolue de l 'enseignement en France." Pour Michel Debré, ce serait une faute très grave : "La pire faute que puisse commettre un Gouvernement, la pire erreur que puisse commettre un Parlement, c'est, en face d'un problème grave dont la solution en tout état de cause est difficile, de le traiter par des règles provisoirement acceptées par une majorité mais qui seraient pour l'avenir une cause quasi certaine de trouble. (…) Serait cause de trouble et de lutte l'édification d'une université qui s'établirait dans son unité face à l'Université nationale."*** On doit à la vérité de dire que, contrairement à ce que voulait Michel Debré, c’est l’État lui-même qui, depuis 60 ans et tous gouvernements confondus, a facilité la concurrence de son école publique en aidant à l’organisation d’une coordination catholique qui n’est pas seulement nationale, mais aussi régionale et départementale. Depuis 1959, la France a bien construit ce que redoutait et refusait Michel Debré : "la division absolue de l’enseignement en France". À ce niveau de séparatisme scolaire que connaît notre pays, dans l’enseignement public comme dans l’enseignement privé, le financement sans cesse accru d’un système éducatif concurrent de l’enseignement public, s’accompagnant d’une reconnaissance de fait d’une "université nationale concurrente" face à "l’Université nationale", pourrait à n’en point douter être source de "trouble et de lutte".

Certains seraient bien inspirés de relire la loi du 31 décembre 1959 pour éviter de "réveiller de vieux conflits".

* CNAL : Mixité sociale, l’enseignement privé religieux menace, l’État capitule, 17 mai 2023. Site du CNAL (voir ToutEduc ici)

**  Emmanuel Macron, journal l’Opinion, 14 mai 2023.

***  Assemblée nationale, séance du 23 décembre 1959, Journal officiel du 24 décembre 1959, p. 3597.

Pour le protocole, voir ToutEduc ici

 

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