Archives » Recherches et publications

ToutEduc met à la disposition de tous les internautes certains articles récents, les tribunes, et tous les articles publiés depuis plus d'un an...

Que peut-on attendre des sciences de la cognition et de la pédagogie ? (les vidéos de la journée du 25 mars)

Paru dans Petite enfance, Scolaire, Périscolaire, Culture, Justice, Orientation le mardi 24 mai 2022.

ToutEduc et l'AFP, l'association française de psychiatrie organisaient, le 25 mars une journée scientifique consacrée aux facteurs de la réussite et de l'échec des élèves, alors que les sciences cognitives imposent leur projet d'explicatif et se prononcent sur les protocoles de soins ou les méthodes pédagogiques les plus efficaces. Sans nier leurs apports, bien au contraire, les intervenants ont situé leurs démarches dans un contexte médical, scolaire, historique, philosophique, et en ont défini les limites, les confrontant à d'autres démarches et s'inquiétant souvent de la place réservée à l'humain, à l'esprit...

 

L'introduction

 

 

L'intervention de Philippe Meirieu, pédagogue (Lyon 2)

 

 

L'intervention de Denis Kambouchner, philosophie (Paris 1)

 

 

L'intervention de Mario Speranza, psychiatrie Infanto-Juvénile (CHU de Versailles).

 

 

L'intervention de Pascal Bouchard, journaliste (ToutEduc)

 

 

L'intervention d'Emmanuel Brassat, philosophe (Inspe de Versailles)

 

 

L'intervention d'Edouard Gentaz, psychologie du développement (U. de Genève)

 

 

L'intervention de Laurent Lescouarch, sciences de l’Éducation (U. de Caen Normandie)

 

 

L'intervention de Nicole Catheline, pédopsychiatre

 

 

L'intervention de Luc Henry Choquet, sociologue du droit (PJJ et EHESS)

 

 

L'intervention d'Amandine Buffière, pédopsychiatre, présidente de la Fédération des CMPP

 

Deux des intervenants avaient leurs textes écrits, les voici

Pascal Bouchard

La guerre des méthodes de lecture

Je suis journaliste. Je ne suis pas un chercheur, même si je me souviens parfois d’avoir un jour soutenu une thèse, ni un enseignant, même si j’ai commencé ma vie professionnelle devant des élèves de collège et de lycée. Je n’ai jamais tenté d’apprendre à lire à une classe de CP. Je n’ai donc aucune légitimité à dire ce que je vais dire, ni comme acteur de terrain, ni comme expert susceptible de mettre en cause les dires d’un professeur au Collège de France ou d’un directeur de recherche au CNRS. Tout ce qui suit doit donc, même si j’ai des accents parfois très affirmatifs, être entendu sur un mode interrogatif.
Mais c’est à vous que je vais d’abord poser une question, ou plutôt une devinette. 
Quelle différence y a-t-il entre l’hydroxychloroquine et une méthode de lecture, globale ou syllabique, peu importe…
Aucune. Ce sont des objets techniques, dont devraient seuls débattre les chercheurs et les praticiens, mais qui sont devenus des objets de passion politique. Comprendre comment une molécule est devenue un enjeu pour une partie de l’opinion publique m’échappe complètement et, je l’avoue, m’intéresse assez peu.
S’agissant de pédagogie, c’est davantage évident. L’Ecole est le lieu où une société prépare son avenir, et comme aucun d’entre nous n’a la même vision de ce que serait un avenir souhaitable, nous assignons tous à l’Ecole des finalités qui diffèrent, et nous nous écharpons sur les moyens à mettre en oeuvre à l’école pour atteindre une fin qui est rarement explicite. Le plus souvent, c’est au nom de l’efficacité qu’on brandit des arguments pour ou contre telle ou telle méthode, en omettant d’expliciter les implicites. C’est ce que je vais essayer de faire s’agissant des « méthodes de lecture ».
Je voudrais d’abord montrer combien les arguments scientifiques pour ou contre telle ou telle méthode sont faibles. Puis je poserai quelques hypothèses sur la dimension politique et passionnelle d’oppositions qui n’ont pas lieu d’être.
Le consensus scientifique est en réalité assez clair. Il faut travailler simultanément toutes les dimensions de cet apprentissage, la connaissance des lettres, l’identification des phonèmes, les correspondances graphèmes-phonèmes, la compréhension, l’écriture, le vocabulaire…  La « méthode globale » proposée par Jean Foucambert n’a jamais convaincu la grande masse des enseignants, et on peut vraisemblablement estimer à quelques dizaines le nombre de ceux qui y font encore référence. Le « cheval de bataille » de l’AFL, l’association française pour la lecture, est actuellement la promotion d’ELSA, « Entraînement à la lecture savante », qui s’adresse aux écoliers à partir de 9 ans, et non plus la méthode idéo-viseuelle.

Quant à la « méthode mixte », avec un premier temps « global », elle n’est plus recommandée, et il est parfaitement admis par toutes les instances qu’il faut, dès le début du CP, travailler sur les correspondances graphèmes - phonèmes, comme l’a notamment souligné Roland Goigoux. Cela n’empêche pas que la guerre des méthodes ait été relancée. Jean-Michel Blanquer a annoncé qu’il voulait éradiquer les dernières « scories » de la méthode globale. Il s’appuie pour ce faire sur un certain nombre de chercheurs qui reconnaissent que la science ne permet pas de dire quel serait le « bon manuel » de lecture mais qui ont développé toute une argumentation en faveur de « la syllabique ».
Précisons tout de suite qu’on ne parle plus de « méthode syllabique » mais de méthodes phoniques, phonics en anglais puisque l’essentiel de la littérature sur le sujet est anglo-saxonne, et au pluriel, puisqu’on peut partir des lettres pour construire un mot, en anglais D+O+G = dog, c’est la méthode phonique synthétique, on ajoute les lettres les unes au autres, et qu’on peut aussi partir du mot et le décomposer en lettres, dog = D+O+G, c’est la phonique analytique. J’avoue ici ma perplexité. Un enseignant qui n’utiliserait pas les deux démarches pour convaincre ses élèves qu’avec des lettres on constitue un mot et que ce signifiant renvoie à un signifié, me semblerait un peu limité, mais cela n’empêche pas Franck Ramus de conclure une conférence qu’il a donnée sur le sujet en indiquant que la science ne peut départager les deux méthodes, comme si elles étaient distinctes.
Encore une fois, je suis journaliste, et je n’ai pas une connaissance exhaustive de la littérature scientifique internationale, et je me fonde uniquement sur ce que j’ai trouvé dans l’un des derniers ouvrages de Stanislas Dehaene, Apprendre ! , sur la vidéo de la conférence déjà évoquée ci-dessus, et sur un article de Liliane Sprenger-Charolles et Edouard Gentaz dans l’excellente revue ANAE.
La comparaison des performances entre « phonics » et « whole language » a tourné à l’avantage des phonics si on en croit une méta-analyse portant sur 38 expérimentations et publiée en 2001 par la Review of Educational Research, avec un effet supérieur à 0,5 écart-type.
Mais en 2020, l’Educational Psychology Review publie un article de Jeffrey Bowers,  qui dénonce des erreurs méthodologiques, notamment le fait que dans la réalité, les enseignants ne se conforment pas aux méthodes, ne suivent pas le manuel pas à pas, et que leurs pratiques ne correspondent pas aux méthodes, un constat que fait de même Roland Goigoux qui note que "les disparités sont folles » entre des enseignants qui utilisent le même manuel. Jeffrey Bowers en déduit que la démonstration est scientifiquement faible. Il ne conteste pas qu’il faille enseigner les correspondances graphèmes - phonèmes, mais nie que seul un enseignement systématique le permette.  Aussitôt lui tombent dessus d’autres chercheurs. Dans la Educational Psychology Review, Jack Fletcher (et alii) reprend une méta analyse de la littérature anglo-saxonne et réaffirme la supériorité d’une méthode phonique systématique. Dans The educational and developmental Psychologist, Jennifer Buckingham est plus prudente, elle admet que la recherche puisse continuer à travailler l’évaluation des méthodes, mais juge irresponsable d’inciter les enseignants à persévérer dans le « whole language » alors que la supériorité des phonics est évidente. Ca ressemble beaucoup à un argument d’autorité.

Admettons la supériorité des méthodes phoniques sur les méthodes « whole language » dans les pays anglo-saxons où ces études ont été faites, cela vaut-il pour la les petits francophones ? Oui, affirment Franck Ramus et Liliane Sprenger-Charolles. Le raisonnement est simple. Dans les pays où les correspondances graphèmes-phonèmes sont consistantes, aux mêmes lettres correspondent toujours les mêmes sons, comme le finnois, le travail sur le décodage est facilité et les enfants entrent très vite dans la lecture. Mais lorsque les correspondances sont très irrégulières, comme en anglais, les résultats sont également meilleurs. Comme en français, la consistance des correspondances se situe entre ces extrêmes, ça doit être vrai aussi.

Mais tout le raisonnement repose sur la comparaison des tables de concordances graphèmes - phonèmes. Il est effectivement à peu près impossible de lire à haute voix en anglais un texte dont on ne connaît pas tous les mots. Il est plus difficile en anglais qu’en français de réussir un test de fluence. Mais il me semble qu’on peut s’interroger sur l’entrée dans la lecture. S’il s’agit pour les enfants de comprendre qu’aux lettres correspondent des sons (ou phonèmes) et qu’on peut les associer pour former des mots qui désignent des gens ou des objets, il me semble évident qu’il est plus facile d’apprendre à lire le mot dog, je reprends mon exemple de tout à l’heure, d + o + g, pour lequel à chaque graphème correspond un phonème à forte consistance, que le mot chien, pour lequel il faut associer c et h, comprendre que le i est un yod et que e + n ne font pas /an/ mais /in/. Il est plus facile de lire à haute voix une petite phrase du type « I am a boy, I am six », ou « I am a girl, I am six », dont toutes les lettres sont sonores, même si au graphème i correspond deux phonèmes, même chose pour le a, que « Je suis un garçon » ou « Je suis une fille, j’ai six ans ». Lire en anglais à voix haute est plus difficile que lire en français, mais entrer dans la lecture est, semble-t-il, beaucoup plus facile en anglais qu’en français.

En matière d’éducation comme en médecine, en physique, et en toute science, il faut se méfier des évidences, des a priori. Il faut donc regarder ce qui se passe empiriquement. Les études sont peu nombreuses, mise à part celle dirigée par Roland Goigoux et une étude belge, de Braibant et Gérard, citée par Liliane Sprenger-Charolles et qui conclut, sans surprise à la supériorité d’un apprentissage des relations graphèmes-phonèmes soutenue par des gestes comme le préconise la méthode Borel-Maisonny, donc une pratique relativement souple de la « syllabique », sur la méthode globale pure et dure. Les auteurs sont d’ailleurs très nuancés dans leur conclusion : « Il nous semble que c'est sans doute moins les principes de la méthode fonctionnelle (c’est à dire la méthode globale, ndlr) qui sont à mettre en cause que la rigidité avec laquelle ses partisans appliquent ces principes et refusent d'aménager quelque peu la pédagogie qu'elle propose. »

A l’inverse, toutes les expérimentations de méthodes de lecture « purement syllabiques » déçoivent leurs promoteurs. Les évaluations des deux jeux sur tablettes destinés aux enfants de fin de maternelle pour leur apprendre les correspondances graphèmes-phonèmes, Kalulu développé par l’équipe de Stanislas Dehaene et Grapholearn par celle de Johannes Ziegler n’ont pas encore été officiellement publiées, mais on sait déjà qu’elles sont médiocres, voire très médiocres. La méthode de lecture PARLER promue par Michel Zorman et expérimentée à grande échelle dans trois académies a disparu. La méthode d’Agir pour l’école, imaginée au sein de l’Institut Montaigne et promue par Jean-Michel Blanquer en 2017 a sombré avec son inventeur. La méthode Lego, en cours d’expérimentation, sera un succès … puisque aucun protocole d’évaluation de son efficacité n’est prévu. Seule une étude sur l’appropriation par les enseignants volontaires a été menée par un laboratoire de Montpellier.

En français en effet, il est très difficile de proposer aux enfants des mots ou de petites phrases qui aient du sens et pour lesquels toutes les correspondances graphèmes - phonèmes soient connues et donc de travailler simultanément sur le code et sur la compréhension. Si l’on refuse d’avoir quelques mots appris globalement, on en est réduit à des pseudo mots : pendant toute l’année de grande section et les premiers mois de CP, avec la méthode d’Agir pour l’école, les enfants apprennent à lire DALO, TADO, MADI, MODU, etc. Avec la méthode de Belin, ils découvrent que « Léo a vu Léa », avec la méthode Lego, qu’ « un ours a léché la fourmi » ou que « le lama a léché le chou », on a le choix entre les artefacts, l’insignifiant ou la poésie surréaliste.  Il est impossible en français, avec de telles méthodes, de s’appuyer sur des mots, des phrases, des récits qui correspondent aux centres d’intérêt des enfants et qui permettent de générer une dynamique de groupe favorable aux premiers apprentissages dans un cadre collectif.

Ceci étant posé, j’en arrive enfin à la question posée : pourquoi tant de passions ? Il me reste à peine quelques minutes, tant mieux, parce que je dois avouer que je n’en sais rien, c’est même assez incompréhensible.

L’Ecole, je l’ai dit, est toujours objet de débats idéologiques puisque c’est le lieu où une société envisage son avenir. Or la vision que nous avons de l’avenir, à moins de disposer d’une boule de cristal, est, par nature, idéologique. Sur les mathématiques, on s’écharpe pendant trois mois sur la méthode de Singapour et une fois qu’on a compris que c’était plus compliqué qu’on ne le pensait, on laisse tomber. Même chose en biologie, mis à part le chapitre « sexe et reproduction » et le chapitre « Darwin et l’évolution », et encore, pas en France, sauf dans quelques écoles hors contrat. En Histoire, les débats autour du « roman national » sont extrêmement tendus, mais dans la réalité des classes, on trouve des compromis, plus ou moins boiteux, mais de nature à éviter les guerres de tranchée. Sur la lecture, non. Alors que les pratiques effectives des enseignant.e.s devraient donner lieu à quelques ajustements, à des formations, on en est toujours à la guerre des méthodes.

Je reviens sur les derniers mots de mon raisonnement : «  Il est impossible en français, avec une méthode purement syllabique, de s’appuyer sur des mots, des phrases, des récits qui correspondent aux centres d’intérêt des enfants et qui permettent de générer une dynamique de groupe favorable aux premiers apprentissages dans un cadre collectif. »

Une méthode syllabique est, par définition, une méthode, c’est à dire qu’un « sachant », un « expert » extérieur à la classe, a conçu un manuel, donc une progression que les enfants doivent suivre pas à pas, les enfants comme le maître (ou la maîtresse). Une autorité s’impose, elle est venue d’ailleurs, elle ne se discute pas. B et A font ba, c’est comme ça parce que ce n’est pas autrement. Aucun besoin de s’appuyer sur le groupe classe, c’est un message qui va de l’auteur du manuel à chacun des élèves pris individuellement, avec la médiatisation d’un adulte.

Pour leur part, les tenants d’une « méthode globale » ou d’une « méthode naturelle »  semblent inconscients de l’oxymore. Il ne peut pas y avoir de méthode globale telle que l’envisage Jean Foucambert, ou de méthode naturelle telle que l’envisagent les héritiers de Freinet puisque c’est la dynamique du groupe qui va amener les enfants à vouloir écrire à leurs copains qu’ils ont un lapin dans leur classe et à rechercher les lettres qui composent le mot lapin. Mais si c’est un poisson rouge ? Aucun expert, aucun éditeur de manuel ne peut le prévoir. Ce n’est pas une méthode que l’enseignant suit, c’est une démarche qu’il initie et qui fait la part belle aux initiatives des apprenants, lesquels viennent demander à l’adulte comment écrire tel ou tel mot. L’enseignant pose le cadre dans lequel la demande s’inscrit, mais c’est la demande qui détermine, au moins pour partie, l’ordre des apprentissages. Le mouvement est exactement inverse, de bas en haut, et « en bas », c’est un collectif qui s’exprime. A l’enseignant d’avoir une démarche, et non plus une méthode, pour susciter l’envie d’apprendre, canaliser cette énergie, la guider, lui donner forme… Aux scientifiques de proposer des méthodes, aux enseignants d’adopter des démarches et de développer dans leurs classes des pratiques, qui seront plus ou moins cohérentes avec la méthode de référence et avec la démarche consciente.

Vous avez compris où je voulais en venir, toute pédagogie, avant d’être plus ou moins efficace, est l’expression d’un parti pris politique. Pour ce qui est de l’efficacité, je suis convaincu, mais je parle de conviction, pas d’un savoir scientifique, que tout enseignant doit pouvoir prendre ses distances avec une méthode, quelle qu’elle soit, pour s’appuyer sur les centres d’intérêt des enfants, sans perdre pour autant de vue la finalité, apprendre à lire et à écrire, et la nécessité de moments de formalisation des correspondances graphèmes-phonèmes. La science nous apprend que ces moments sont nécessaires et qu’ils doivent intervenir tôt dans les apprentissages. Rien de plus. L’état de la science condamne la « globale pure et dure » que plus personne ne revendique, en France du moins, mais rien au-delà, ses résultats ne permettent pas de partir en croisade avec des certitudes catégoriques. Les croisades, quelles qu’elles soient, sont motivées par des projets de société cachés sous des prétextes d’efficacité fallacieux.

 

Emmanuel Brassat

Où en est la question pédagogique ?

1/ Il est toujours difficile de situer une question, quelle qu’elle soit, ainsi que l’ensemble des problèmes qu’elle soulève. Cela implique de pouvoir délimiter un contexte temporel ou discursif précis dans lequel la question serait comprise. Parler de la question pédagogique au singulier n’est de plus pas très actuel. On a plutôt tendance à parler des questions pédagogiques au pluriel ou, par souci d’exactitude, à lui substituer les différents problèmes qu’abordent les actuelles sciences de l’éducation. Aussitôt la question de sa nature et de son sens se dissout dans une grande variété de problèmes qui convoquent différentes sciences et domaines : la psychologie, l’histoire, la sociologie, l’économie, les didactiques disciplinaires, la philosophie, la psychopathologie, l’épistémologie, les sciences cognitives, l’informatique, le management, la formation professionnelle, l’orientation scolaire, etc. Et maintenant, depuis peu, les neurosciences cognitives. Désormais, on emploie à l’université l’appellation sciences de l’éducation et de la formation, en espérant donner à ce nouvel ensemble une vertu cohésive, celle de réunir la recherche scientifique en éducation et les pratiques professionnelles d’enseignement ou de formation publiques et privées. Et, en quelque sorte, la notion de formation, en sa connotation de professionnelle, prédomine comme un englobant dans l’oubli de son sens initial d’initiation individuelle et par soi-même à la culture, à la vie sociale, aux métiers et à l’amour. Celles des années d’apprentissage et des romans de formation tels que nous les enseigne la culture littéraire.

2/ Pour ma part, je m’en tiendrai à la question pédagogique en son unicité nominale. En ce sens que, s’il n’y a guère de définition universellement admise de la nature de la pédagogie, si ce n’est l’expression générique au pluriel qui en délivre le sens de : pratiques d’éducation et d’enseignement, il y a bien curieusement quelque chose comme une question pédagogique en tant que telle. Autrement dit l’existence persistante d’un problème pédagogique, ou d’un problème avec la nature de la pédagogie que la notion d’éducation ne supprime nullement. La pédagogie reste ainsi comme une sorte de spectre mal défini dont les contours flous hantent les esprits. Observons de surcroît qu’en langue française, le terme d’éducation s’oppose à ceux d’instruction, de formation et aussi parfois à celui d’enseignement. En langue anglaise, au contraire, éducation apparait comme le terme le plus englobant. Il y a donc en ce cas un ensemble de problèmes éducationnels qui relèvent des institutions éducatives, normes, méthodes, organisations et dispositifs d’enseignement. En ce cas, le terme de pédagogie perd toute spécificité. Et si en français aussi on peut parler des problèmes pédagogiques au pluriel, le terme de pédagogie au singulier reste vivace sans être précisément déterminé. On parlera aisément du savoir-faire pédagogique de quelqu’un ou de son absence de pédagogie, sans pour autant donner à cet usage terminologique une signification bien précise. On invoquera pour le moins un « faire preuve de pédagogie ou pas » en un sens implicite, notamment lorsqu’il s’agit d’en faire accroire à un public. A vrai dire, il ne semble pas qu’il y ait eu de définition unique de la pédagogie, si ce n’est dans le modèle antique grec de la dite paideia. Et encore, celui-ci aura vite été disputé entre un modèle esthétique, celui d’une éthique aristocratique, poétique et rhétorique, et ses diverses déclinaisons philosophiques ou sophistiques, plus tournées vers la science ou l’utilité sociale des procédures juridiques ou de la délibération politique. Je n’entrerai pas ici dans le détail de la chose.

3/ Alors pourquoi persister à parler de pédagogie en un sens unique ? N’est-ce pas se vouer à l’échec ? Si l’équivoque règne, pourquoi chercher à la réduire ? Peut-être à cause de ses antécédents. Le pédagogue – paedagogus - par opposition au maitre d’école – magister - était dans l’antiquité gréco-latine et au sein de la structure domaniale un esclave éducateur de jeunes enfants, ou un simple précepteur, mais jamais un maître de savoir, ni non plus un professeur. En aucun cas il ne pouvait se confondre avec la figure libérale du savant, ni avec celle d’un professeur spécialisé dispensant un enseignement. Il n’y avait donc pas de pédagogie magistrale, mais une éducation morale qui relevait plus de la surveillance et d’un encadrement de la conduite, ou d’une édification normative, que d’un enseignement savant passant par la lecture et l’écriture. Aux maîtres-enseignants était dévolu cette dernière fonction et il n’était pas des esclaves, mais des personnalités rétribuées libres d’elles-mêmes. Le terme de pédagogie n’a pris son sens actuel de : méthodes d’éducation et d’enseignement, mêlant donc plus ou moins étroitement instruction et éducation, que tardivement, depuis le 17e siècle si j’en crois le dictionnaire historique de la langue française d’A. Rey. Il a depuis disputé son sens avec celui d’une science de l’éducation, également initialement au singulier. Terme qui apparaît durant la même période et synonyme alors de didactique, au sens de méthode encyclopédique raisonnée d’enseignement et d’éducation. Il y a donc là comme un mystère dans l’oscillation du singulier au pluriel, dans le passage de la pédagogie ou science de l’éducation au singulier, au pluriel des méthodes, questions et problèmes éducatifs. Comme si l’idéal d’unicité du savoir comme discipline de vie s’était évanoui au point de faire surgir les problèmes objectifs, multiples et innombrables de l’éducation, dispersant la pédagogie en de nombreux éclats. Faut-il ici rappeler que le mot savoir provient du latin sapere, du verbe savourer, attestant par là-même que savoir relevait jadis aussi du savoir-vivre, d’un idéal moral et esthétique de la vie bonne, et non pas d’une simple instrumentalisation de la formation des esprits.

4/ J’ai indiqué mon intention d’en rester paradoxalement au singulier de ce terme de pédagogie, de la dite pédagogie. Intention d’en rester donc à la question pédagogique comme un problème de définition nominale en tant que tel et qui, d’être fondé sur un terme sans détermination spécifique précise, vient sans cesse réveiller et susciter les ardeurs de la discussion. On se dispute sur la pédagogie, avec elle ou contre elle. On en fait l’éloge et en proclame la nécessité, ou on en dénonce la nuisance et l’absurdité. La pédagogie a ses partisans et ses détracteurs, elle peut se faire religion ou se voir placée sur le terrain de la science, des sciences. La dispute pédagogique est la plupart du temps relayée par celle plus objective et politique portant sur la nature de l’institution scolaire et ses finalités. Elle entraine donc avec elle la question des politiques scolaires et de ce qui s’ensuit quand elles prétendent à la réforme du système éducatif : dispositions légales générales, programmes, méthodes d’enseignement, budgets, évaluation des résultats, mode de recrutement et de formation des enseignants, statut des établissements et des personnels, niveau de rétribution, etc. La plupart du temps, sur tous ces points personne n’est vraiment d’accord. Les disputes sont nombreuses et la discorde règne. Elle règne d’autant plus que la question de la nature en tant que telle de la pédagogie n’est jamais interrogée en sa dimension aporétique, en son incertitude propre, en sa dimension de non-savoir. Le non savoir de l’enseignant. Paradoxalement, la dispute et le désaccord règnent donc autour d’un signifiant dont la signification est obscure, mais tous s’entendent à pouvoir lui accorder un sens, un sens unique et bien délimité, y compris comme relevant d’un un non-sens, d’une prétention de savoir. Curieusement, lorsqu’on discute de pédagogie on est souvent confronté à, ou environné par, des arguments de dénonciation et de dépréciation de telle ou telle pédagogie, ou à l’encontre même de celle-ci, de toute pédagogie. Anecdote plaisante, alors que des enseignants français défilaient dans les rues pour protester contre des mesures ministérielles en exhibant des pancartes sur lesquelles était inscrit un : « nous ne sommes pas des pédagogues », des enseignants allemands témoins de la scène jugeaient une telle affirmation absurde parce qu’ils se considéraient eux à cette même place d’enseignants comme des pédagogues. Comprenons ici que, que l’on soit partenaire ou adversaire de la pédagogie, quand on est enseignant, on est aux prises avec le problème de son sens et définition, ou avec le risque de son absence de sens. Le linguiste N. Chomsky n’affirmait-il pas à l’encontre du psychologue J. Piaget qu’en matière de compétence linguistique, il n’y avait aucun processus d’apprentissage observable chez l’enfant et donc pas de pédagogie progressive possible du maniement des structures grammaticales les plus profondes du langage.

5/ Mais alors, dénoncer la pédagogie, quel sens cela a-t-il ? Car faire preuve de pédagogie a longtemps attesté de l’expression d’une certaine fierté des enseignants en regard de leurs acte et fonction. Pourquoi ce dénigrement souvent relayé par des campagnes d’opinion ? Enseigner ne nécessite-t-il pas de faire preuve de tact plutôt que de violence ? La pédagogie ne serait-elle que le méchant nom d’une violence éducative et sociale toujours dissimulée ? D’une certaine cruauté de l’éducation et des éducateurs. Contextualisons le propos. Par définition culturelle, l’enseignant en France, quand il n’était pas en exercice à l’école primaire, ne se voulait pas du tout éducateur, mais seulement maître instructeur d’un certain savoir, d’une matière spécialisée d’enseignement. Il n’était pas en cela un dispensateur de vertu, un précepteur de conduites, mais le vecteur de la transmission d’une science, ou d’un savoir rationnel bien défini, ce que l’on appelle encore en France une discipline. A ce titre, les corps enseignants du primaire et du secondaire, ainsi que ceux du supérieur s’opposaient et se distinguaient absolument, la fonction d’éducation se voyant limitée à l’école primaire. Or ces différences se sont vues perturbées depuis les années soixante par plusieurs processus de transformation des institutions scolaires en France et ailleurs. Le degré secondaire est devenu le prolongement obligatoire du primaire et, l’enseignement supérieur ou professionnel après 16 ans, le prolongement pour tous du secondaire. La scolarisation obligatoire commune s’est étendue et massifiée, transformant profondément les dispositifs scolaires, leur mode de fonctionnement et aussi leurs finalités, du fait de leur accroissement quantitatif. De systèmes élitistes et sélectifs disposés en filières très distinctes et entre elles hiérarchisées, on en est venu à des dispositifs d’intégration massive des populations d’élèves à des scolarités plus longues et obligatoires, sinon obligées pour accéder à l’emploi et à la qualification professionnelle. L’enseignement est devenu une gestion de classe, pour ne pas dire des populations.

6/ Ce processus dit de massification, qui n’est pas nécessairement une démocratisation de la culture savante, s’est accompagné de transformations dans les cadres théoriques et culturels de compréhension de la réalité scolaire. Des modélisations abstraites ont pu se proposer de distinguer et d’opposer les processus d’enseignement et d’apprentissage, posés par ailleurs comme différents des processus éducatifs ou de formation, autrement dit de l’ancienne exigence de discipline scolaire des conduites sociales et individuelles. Une culture originairement anglo-saxonne des formats d’enseignement et des dispositifs d’apprentissage, issue de la psychosociologie puis des sciences cognitives, est apparue et s’est imposé dans les normes internationales définissant les orientations pédagogiques en Europe et ailleurs. Ce sont, ainsi déployés, ces normes nouvelles que sont : les objectifs, les compétences, l’évaluation et la séquentialité, puis les algorithmes d’apprentissage, suivies de celles de l’inclusion, du care, nommé en France bienveillance, et de la différenciation. De sorte qu’on est passé, dans les référents invoqués par les directives ministérielles, du modèle encore instructionniste et culturaliste des années cinquante-soixante, à celui de l’apprentissage par l’activité des années soixante-dix-quatre-vingt, puis à celui actuel des compétences et de l’inclusion. Une telle datation est certes globale et un peu approximative, mais a la valeur indicative suffisante pour nous permettre de baliser une succession historique. Je ne la détaillerai pas plus aujourd’hui. Toutes ces orientations se sont vues présentées comme porteuses d’efficacité et de performances renouvelées pour les élèves et les enseignants, ainsi que de modes d’évaluation plus précis de la progressions des apprentissages en situation scolaire. Elles impliquaient un passage à des conceptions scientifiques ou technologiques de l’enseignement, donc non soumises à l’arbitraire individuel, et à une structuration des conduites scolaires par la norme prévalente des dispositifs d’apprentissage. Dispositif est à prendre ici en son sens initialement behavioriste de procédure successive hiérarchisée de tâches, réglée et évaluable. Ce en quoi l’enseignement intellectuel et discursif s’effaçait devant l’apprentissage dit en « autonomie » des élèves, et l’éducation se déplaçait d’un modèle culturel exemplairement symbolisé et imposé par la personne de l’enseignant vers des dispositifs d’apprentissage, impliquant cette fois une adaptation des conduites individuelles à des formats protocolaires d’assimilation d’objectifs ou de mise en œuvre de compétences. La notion d’évaluation qui accompagne et justifie ces dispositifs, d’abord économique, est ainsi passée à l’analyse sociale et au pédagogique à l’aide de schémas fonctionnalistes.

7/ De telles transformations ont engendré une crise française de l’institution scolaire et de la pédagogie, très spécifique à la situation française, bien qu’elles se soient produites partout dans les nations les plus développées sur les plans technique, industriel et scientifique. L’abandon du modèle anciennement magistral et méritocratique, encore parfois conservé dans le professorat de l’enseignement secondaire et supérieur, au profit d’un modèle pragmatique, adaptatif et professionnel, a bouleversé les pratiques de la maternelle à l’université. Non point qu’un tel dispositif magistral d’enseignement ait été toujours mis en œuvre pour tous les degrés de la scolarité, mais il configurait l’épine dorsale des structures éducatives et d’enseignement. La France à travers l’exercice d’une magistrature intellectuelle, culturelle et morale, de portée internationale, avait érigé la fonction du savoir en principe politique, garanti dans l’institution scolaire par le concours de l’agrégation. Et, en quelque sorte, cette même France a à travers ses différents gouvernements depuis quarante ans, aura voulu se moderniser, devenir l’adepte d’un enseignement efficace et explicite, plus performant en termes de résultats généraux, à l’instar de celui des sociétés protestantes anglo-américaines, libérales et pragmatiques. Pour cela, elle aura pu conjoindre réformes scolaires organiques, méthodes pédagogiques nouvelles fondées sur l’activité et techniques d’enseignement programmé, intégrant aux normes pédagogiques la gestion adaptative des contenus d’apprentissage pour des publics ou profils diversifiés. Elle aura voulu ce faisant intégrer et tenir ensemble selon une visée d’expertise, pratiques professionnelles collaboratives, formes coopératives d’apprentissage et enseignement programmé individualisé, sans supprimer pour autant le recrutement préférentiel des élites dans les milieux favorisés, le tout gouverné par des normes évaluatives, présentées comme favorables aux élèves et à leur progression intellectuelle et morale. On a vu ainsi les normes des pratiques éducatives et scolaires officielles tendre à s’aligner à la fois, économiquement, sur celles du New public management et, méthodologiquement, sur celles de l’Evidence Based Medecine, les deux se conjuguant dans l’analyse et la définition des dites bonnes pratiques professionnelles, comme si enseigner et soigner pouvaient se pronostiquer dans leurs effets à partir de normes et mesures intégralement explicitées et confirmées à l’avance.

8/ Tout cela impliquait plusieurs ruptures symboliques et institutionnelles qu’il faut ici mentionner, d’autant plus que de telles transformations ne sont pas parvenues à produire ce qu’elles annonçaient et prétendaient garantir : le libre accès de tous à l’éducation et à l’emploi et l’augmentation générale de la productivité du travail.
La première aura été celle d’un passage du devoir républicain d’instruction, obligatoire de par la loi, à la forme libérale de droits-créances à l’éducation octroyés aux familles appelant à des réponses de l’institution scolaire adaptés à chacun en fonction de ses besoins éducatifs et de ses particularités psychosociales ou incapacités relatives.
La seconde a été la substitution par l’Etat à une obligation de moyens d’une obligation de résultats et d’une demande insistante des pouvoirs publics d’intégration plus grande des organes d’enseignement à l’amélioration de la productivité sociale générale du travail.
La troisième a été la perte partielle d’indépendance intellectuelle dans l’exercice de leur fonction des enseignants et la soumission des institutions scolaires à des logiques de marché, ou à des logiques de service aux personnes en fonction des types de demande exprimée par les usagers.
La quatrième a été de ne plus déterminer la compétence enseignante comme seulement d’ordre disciplinaire, et donc à l’indice d’un savoir conceptuel et culturel spécifié, mais d’infléchir sa définition dans le sens d’une compétence pluridisciplinaire de l’action professionnelle d’enseignement dissociable des contenus notionnels véhiculés.
La cinquième a été l’appauvrissement global du financement de structures d’enseignement de plus en plus concurrencées par le développement de l’enseignement privé ou international et finalement assez peu dotées en moyens budgétaires et en personnels.
La sixième a été la généralisation d’une exigence normative d’évaluation des résultats scolaires, non pas en termes d’accessibilité à la culture et au savoir, ou de formation personnelle des élèves non finalisée, mais selon des normes de performance présentées comme qualitatives, alors qu’elles relevaient de pures logiques quantitatives économiquement paramétrées en termes de valeur ajoutée.
La septième aura été l’accentuation drastique de la compétition sociale au sein même de l’université et du second cycle du secondaire pour l’accès aux places et aux titres de façon très largement inégalitaire et peu explicitée auprès du public.
La huitième aura été, cela est moins connu, une mise en crise du statut professionnel des enseignants et la précarisation importante des titulaires de diplômes universitaires de haut-niveau, provoquant par voie de conséquences une marginalisation de l’activité intellectuelle et scientifique en France dès qu’elle ne s’inscrivait pas suffisamment nettement dans la compétition économique et technologique, mais aussi, paradoxalement, aussi quand elle le faisait.

9/ Par rapport à de telles évolutions, faut-il le dire, la question pédagogique en tant que telle, en son unicité singulière n’était que subsidiaire. Que de telles transformations aient été pensées comme indispensables à la modernisation de la société française et à son intégration à la nouvelle mondialisation libérale, pourquoi pas. On peut le soutenir de manière délibérée si on adhère à de telles orientations. Mais alors, en tout cas, il ne s’agissait plus d’un débat seulement pédagogique, de déterminer une philosophie de l’éducation commune au système éducatif d’Etat comme à l’époque de J. Ferry et de F. Buisson. Il s’agissait plutôt d’imposer aux pratiques d’enseignement et d’éducation un modèle économique et pédagogique, mais qui n’était pas initialement institutionnellement le sien. Par rapport à quoi, on est en droit d’affirmer qu’il ne s’est jamais directement agi en matière de réformes scolaires d’une discussion purement scientifique ou philosophique sur la pédagogie, ou pédagogique, et de ses éventuelles incidences pratiques au sein du seul champ scolaire, mais d’une orientation générale, de nature aussi politique, économique et sociale, selon laquelle les pratiques pédagogiques devaient se voir délimitées, normées et évaluées. A ce titre, toutes les querelles dites pédagogiques n’étaient que prétextes et discussions illusoires autour d’enjeux qui ne leur appartenaient plus de définir seules et sur lesquels elles n’avaient que peu de pouvoir. A ces disputes continuelles, plus ou moins averties des enjeux mobilisés par les différentes réformes voulues de l’école, ont participé plusieurs personnalités politiques et universitaires qui sont des plus connues : Savary, Legrand, Jospin, Meirieu, De Robien, Fillon, Ferry, Darcos, Allègre, Milner, Finkielkraut, Chevènement, Lang, Peillon, pour ne citer que parmi les plus connues d’entre elles. Or malgré leurs divergences, ce qu’elles ne pouvaient pas toujours exactement directement concevoir, c’était l’inscription de leurs discussions dans des transformations sociales et institutionnelles plus globales issues de la mondialisation et dont les normes ne dépendaient plus d’une scène purement nationale. Par exemple l’universalisation du paradigme de la compétence cognitive et de l’évaluation, celui-ci se trouvant accroché à la culture scientifique psychopédagogique et économique libérale issue du monde industriel informatisé anglo-saxon.

10/ C’est pourquoi la querelle française du début des années quatre-vingt désignée comme opposant les républicains et les pédagogues quant à la nature de l’école et des méthodes d’enseignement, ne portait pas sur son objet déclaré, pédagogie ou savoir, ou pédagogie contre savoir et inversement, mais faisait symptôme d’une imposition et d’une logique dans laquelle la question des méthodes nouvelles d’enseignement et d’éducation n’avait plus en tant que telle de valeur décisionnelle ni discriminante, et pas non plus de rupture. En ce sens, il y avait déjà bien longtemps que les mouvements de l’Education nouvelle et leurs différents théoriciens et praticiens, anciennement Decroly, Claparède, Montessori, Freinet, Piaget, plus récemment Oury, Dolto, Lapassade, Pain, Laffite, et bien d’autres, n’étaient plus vraiment au centre des débats et des décisions prises. De plus, jamais en France les pratiques éducatives dites alternatives ou coopératives n’avaient été dominantes dans les institutions d’Etat. Par ailleurs, les exigences économiques d’adaptation à la mondialisation libérale mêlés aux pratiques pédagogiques technoscientifiques avaient depuis longtemps absorbé les termes du débat pédagogique, le réduisant à la prédominance de leurs seuls paramètres : taxonomies, objectifs, compétences, évaluation, séquentialité, différenciation, programmations, réduction de l’échec. On objectera ici non sans raison que le mouvement global de l’évolution des sciences, des techniques et de l’économie, détermine effectivement les choses éducatives ou autres. Certes, et il faudrait ajouter à cela que les institutions éducatives d’une société donnée à un âge de son histoire ne peuvent que se voir modifiées et adaptées aux contraintes économiques du moment, ainsi qu’ajustées méthodiquement par un recours justifié aux sciences et techniques de l’époque. Et ce serait naïveté ou candeur que de penser autrement. Le problème est qu’il ne s’agit pas de n’importe quel modèle et de n’importe quelles techniques, mais d’un paradigme particulier qui n’a pas de valeur a priori nécessairement universelle ni sur le plan scientifique ni sur le plan pédagogique. Il s’agit d’un paradigme psychotechnique, psychométrique et technoscientifique, dont les déterminants externes sont ceux de l’adaptation comportementale au milieu social, économique et naturel, selon les normes de la maximalisation de la performance cognitive comme condition de la survie individuelle et de la compétitivité sociale. Il fut parfois nommé économie de la connaissance ou capitalisme cognitif. Le lien autrefois proclamé entre pédagogies nouvelles et liberté, ou émancipation et progrès culturel et social de l’humanité, n’en est pas la visée explicite. Il s’agit plutôt d’une gestion plus strictement fonctionnelle de l’action des personnels des organes d’enseignement et de l’apprentissage scolaire par la mise en œuvre de compétences identifiées et formalisées, ainsi que de l’évaluation constante du type de performance qui doit en découler, en vue d’un renforcement efficace ultérieur de l’activité de production des ressources et des biens et d’un contrôle social extensif des pratiques individuelles. La place accordée en cela au sujet de la liberté ou de l’émancipation par le savoir n’en est pas la clause principale, ni non plus un souci particulier de l’enfance et de son éducation. Pas non plus celui du savoir comme objet culturel d’ordre éthique qui pourrait être détaché des finalités productives de l’activité économique en tant que facteur déterminant des choix individuels singuliers d’existence de chacun.

11/ C’est au sein d’une telle discussion et de telles orientations et transformations qu’est intervenue plus récemment l’influence des neurosciences cognitives sur la définition de la pédagogie ou des méthodes d’enseignement et des processus d’apprentissage. En elles-mêmes, ces sciences du cerveau et de l’intelligence, n’échappent pas non plus à de tels contextes, parce qu’elles ne les déterminent pas, mais sont soumises à leurs conditions sociales et politiques, ainsi qu’épistémologiques. Rappelons-les sur le plan des normes scolaires. Massification de la scolarisation, paramétrage exigé de l’action d’enseignement, mesure actualisée de l’apprentissage, efficacité vérifiable des méthodes et protocoles menés, standardisation et modularité des séquences pédagogiques, renforcement des acquisitions programmées, contrôle correctif des conduites, définition pragmatique renforcée de la visée des apprentissages, évaluations globale et standardisée des résultats scolaires, utilité économique et sociale des parcours scolaires, sont autant de normes constituées dans lesquelles leurs propres recherches doivent également venir s’inscrire, dès qu’il s’agit de traiter de questions de scolarité. La question n’est plus alors seulement ce qu’elles apporteraient de nouveau en matière de compréhension des liens entre mécanismes cérébraux et processus d’apprentissages, éclairant éventuellement par cette voie les méthodes pédagogiques, mais ce qu’elles viennent encore avaliser et justifier dans les politiques menées. Également ce qu’elles viennent dénoncer ou permettent de dénoncer. Là est le point et le problème que leur intervention fait surgir.

12/ Il faut donc ici détacher plusieurs problèmes distincts. Plusieurs questions se posent à cette fin. Premièrement, quel est l’apport réel en matière pédagogique des recherches menées par les neurosciences sur le fonctionnement cérébral par rapport aux dits processus d’apprentissage qui sont tout autant des situations sociales et psychosociales, affectives et culturelles, que des mécanismes intracérébraux, neuronaux ou intéroceptifs ? Deuxièmement, quel rôle politique fait-on jouer à ces recherches pour légitimer ou écarter des orientations pédagogiques au-delà du périmètre expérimental de leur compétence scientifique ? Troisièmement, si les neurosciences prétendent à pouvoir refonder et redéfinir les processus d’enseignement et d’apprentissage à partir de leurs résultats spécifiques, quels en sont les traductions pédagogiques ou culturelles concrètes et en quoi sont-elles objectivement nouvelles ? Quatrièmement, ne faut-il pas comparer les propositions qu’elles formulent en matière pédagogique avec des recherches antérieures, aussi en pédagogie, menées par les philosophes, les sociologues, les psychologues du développement, les didacticiens, les pédagogues praticiens et théoriciens, les psychanalystes ? Enfin, cinquièmement, à quelle vision de l’intelligence et de l’esprit, ainsi que du sujet humain se réfèrent-t-elles au-delà de l’analyse des fonctionnements cérébraux et neuronaux ? Sans réponses élaborées à de telles questions, le débat pédagogique, si j’ose dire ne saurait que peu avancer.



 



« Retour


Vous ne connaissez pas ToutEduc ?

Utilisez notre abonnement découverte gratuit et accédez durant 1 mois à toute l'information des professionnels de l'éducation.

Abonnement d'Essai Gratuit →


* Cette offre est sans engagement pour la suite.

S'abonner à ToutEduc

Abonnez-vous pour accéder à l'intégralité des articles et recevoir : La Lettre ToutEduc

Nos formules d'abonnement →