Comment les enfants réussissent ou échouent à apprendre (7) : Un pédagogue confronté à la science (Philippe Meirieu)
Paru dans Scolaire le jeudi 31 mars 2022.
Voici des échos de la journée scientifique organisée le 25 mars par l'APF (Association française de psychiatrie) et ToutEduc sur les liens entre pédagogie et sciences de la cognition. C’est une sorte de promenade à laquelle Philippe Meirieu invite. Cet itinéraire, c’est le sien, jalonné des différentes postures dans lesquelles le pédagogue s’est engagé. Retour sur cette trajectoire, décrite comme une exploration qui lui a permis de réaliser plusieurs "découvertes".
L’enseignant-chercheur: "Je fus et je reste d’abord un enseignant : j’ai enseigné dans le primaire, le secondaire, le professionnel. Et cela faisait partie de mon travail d’identifier les difficultés et les échecs de mes élèves. (…) J’ai été confronté à la résistance du sujet, face à des enfants qui exprimaient un rejet, parfois radical. Comme praticien néophyte, j’ai cherché les éclairages (…). J’étais moins un ingénieur qu’un bricoleur. Je me suis accaparé des outils sans souci de leur champ d’appartenance, avec des références théoriques multiples… Cela s’inscrivait dans une quête éthique plus qu’épidémiologique (...). Il n’y a pas de choix purement rationnel. J’étais un militant pédagogique qui cherchait à faire reculer l’échec scolaire. C’est ce qui me faisait courir." C’est la "première découverte" du jeune Philippe Meirieu : A l’origine de toute quête il y a le choix de ce qui nous fait courir et donne un sens à notre engagement.
L’observateur méthodique : "De la posture de l’enseignant chercheur je suis passé à la posture de l’observateur méthodique, en particulier de la coopération entre élèves" poursuit Philippe Meirieu. Il s’intéresse aux travaux de Piaget – "qui dès les années trente-cinq disait que la coopération entre élèves était un outil fantastique"- et compare alors les travaux théoriques avec leurs mises en œuvre pédagogique. "Je suis allé observer une multitude de groupe d’élèves. J’ai découvert que les intentions générales et généreuses de Piaget ne s’incarnaient pas dans les pratiques, y compris chez mes collègues les plus engagés. Très vite, j’ai constaté dans les groupes d'élèves une répartition des tâches entre les "concepteurs", les "exécutants", les "chômeurs" et les "gêneurs"… Au lieu de permettre à chacun de se dépasser, cela enfermait les individus dans des postures. Des pratiques qui avaient été conçues pour les émanciper les avaient, au contraire, enfermés." C’est la deuxième découverte : "J’en ai déduit qu’il fallait parcourir dans les deux sens la chaîne qui va des finalités aux modalités, des intentions aux pratiques. Dans l’activité pédagogique comme dans toute activité humaine."
L’accompagnateur de praticiens. "J’ai été amené à travailler à plusieurs reprises sur des difficultés graves. Philippe Meirieu collabore alors avec le psychologue et psychothérapeute Jacques Lévine, qui a créé, en 1973, les groupes d’analyse de la pratique pour les enseignants. "Je me souviens par exemple d’une petite fille qui refusait de lâcher la main de sa mère pendant une demi-heure à son arrivée en classe. L’enseignante s’interrogeait sur les raisons de ce comportement et le suivi par un psychothérapeute ne l’aidait pas beaucoup à avancer… Mais après avoir organisé une enquête chez les artisans du quartier, l’enseignante a constaté un déblocage. La petite fille est revenue contente de sa visite chez le cordonnier et avait envie de recommencer." Philippe Meirieu en tire un constat : "L’approche clinique part des symptômes pour remonter aux causes et permettre le soin, alors que dans l’activité pédagogique, les solutions ne se trouvent jamais complètement 'dans' le problème. Il faut inventer, trouver, réguler les solutions au regard de ce qu’elles ont fait avancer."
Le formateur. Ici, Philippe Meirieu évoque un programme qui comportait des tests pour détecter des enfants présentant des troubles de l’attention. "Est-ce que votre enfant termine les tâches ? demandait-on par exemple. Cela s’appuie sur un principe déficitariste. On ne cherche pas ce qui va permettre de faire progresser un enfant (en se demandant, par exemple : y a-t-il des tâches qu’il termine ? Lesquelles et à quelles conditions ?), on l’enferme dans ses manques et on se retrouve largement démuni, sans levier pour aider à la progression. Et c’est la quatrième découverte : "J’ai appris que les diagnostics fondés sur le principe déficitariste contribuent à 'essentialiser' les sujets et bloquent l’inventivité pédagogique."
Le prescripteur. "Avec André de Peretti et Louis Legrand nous avons développé la pédagogie différenciée. Nous nous sommes appuyés, par exemple, sur les travaux de Herman Witkin". Pour rappel, ce psychologue américain a été le pionnier du développement des théories cognitives, en particulier en ce qui concerne l’apprentissage. Il a notamment proposé le concept de dépendance et d’indépendance par rapport au champ : c’est à dire le fait d’être plutôt insensible ou très sensible aux signaux de l’environnement. Philippe Meirieu se souvient de la polémique qui a suivi. Les soupçons de visée individualiste, comme si on voulait ou pouvait comprendre exactement comment fonctionne le cerveau d’un enfant pour prescrire les programmes qui conviennent. "Derrière ce qui pouvait apparaitre comme les mêmes prescriptions, il y avait des projets divergents : d’un côté celui d’un diagnostic systématique a priori, de l’autre, celui de l’inventivité régulée ; d’un côté un adéquationnisme strict, de l’autre la volonté de permettre la découverte de nouvelles méthodologies et de nouveaux horizons." Il n'a alors pas voulu se désolidariser de Louis Legrand, le théoricien de la différenciation, bien qu'il ne soit pas tout à fait d'accord avec lui. C’est la cinquième découverte : "Nulle prescription ne peut faire l’économie de l’explicitation de son axiologie."
Le lecteur épistémologue : Philippe Meirieu s’est plongé ensuite dans la lecture des pédagogues historiques et des discours sur l’éducation. "Je me suis demandé comment fonctionnaient ces discours. J’ai observé alors – c’est la sixième 'découverte' - que tout discours éducatif articule plus ou moins explicitement des valeurs (philosophiques, politiques), des faits (scientifiques) et des propositions (des outils, des méthodes). Il remarque qu’omettre l’un des pôles aboutit à un discours tronqué : soit un discours "théorico-technique" (on déduit les prescriptions des finalités sans les éclairer par la science) ou bien un discours "idéologico-théorique" (on articule des finalités avec des apports scientifiques sans se soucier de fournir des outils aux praticiens). Mais c’est surtout le discours scientiste, "celui que nous avons sous les yeux en permanence" que dénonce Philippe Meirieu. "Ce n’est pas un hasard si on choisit des faits, des connaissances dans certains domaines en les articulant avec les propositions. L’affirmation que la science peut prescrire des solutions éducatives est évidemment, elle-même, profondément idéologique. Derrière tout discours scientiste, il y a des finalités cachées qu’il faut débusquer."