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Tribune : En matière d’éducation, l’Etat ne peut plus être juge et partie ! (Il ne peut définir la stratégie, en assurer la mise en oeuvre et l'évaluation)

Paru dans Scolaire le mercredi 02 mars 2022.

Pierre Anselmo, chef d’établissement honoraire, propose aux lecteurs de ToutEduc cette réflexion consacrée au rôle de l'Etat en matière d'éducation et à une éventuelle autonomisation des collèges et lycées, que nous publions bien volontiers.

En matière d’éducation, la crise sanitaire dont nous espérons tous sortir très prochainement, a mis en évidence la nécessité d’un Etat stratège. La doctrine de maintien de l’ouverture, "quoi qu’il en coûte", des écoles et des établissements scolaires était une décision stratégique mais, dans le même temps, chacun a pu constater qu’en matière d’éducation, l’Etat n’avait quasiment aucune capacité opérationnelle, préférant se défausser sur les collectivités territoriales, les écoles et les établissements régulièrement mis au pied du mur, souvent du jour au lendemain et sans concertation.

De même, cette crise sanitaire a jeté une lumière très crue sur les modalités de délivrance des diplômes et notamment du baccalauréat. Il est bon que l’Etat, et plus généralement, l’Europe depuis la Convention de Lisbonne de 1997, aient une vision éducative stratégique. La proportion de bacheliers et diplômés de l’enseignement supérieur souhaitable pour chaque génération en est une des composantes mais la loi Jospin de 1989 en fixant, pour la première fois, un objectif chiffré, le fameux 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat, a créé, de fait, une obligation de résultats qui depuis s’est imposée aux ministres successifs et globalement à l’administration de l’Education nationale.

La crise sanitaire a révélé le caractère très instable, pour ne pas dire manipulable, des modalités d’obtention du baccalauréat. Ces revirements ont jeté le doute sur la valeur de ce diplôme emblématique que l’on pensait intangible et qui, soudain, est apparu trop soumis aux injonctions politiques comme le suggérait déjà l’Inspection générale de l’Education nationale elle-même*, qui en 2018 faisait part de sa préoccupation quant à la décorrélation inquiétante entre nos taux nationaux de réussite aux examens et les performances constatées dans le cadre d’études internationales comparatives (CEDRE, PISA, TIMMS, PIRLS).

Il semble temps de s’interroger sur les trois grandes fonctions de notre système scolaire :

• La stratégie :

Dans ce registre, l’Etat, on l’a vu, ne présente pas de carences, même s’il tarde à entamer la nécessaire refonte de notre système qui n’est, manifestement plus adapté aux enjeux économiques mais peut-être avant tout civiques qui sont devant nous ;

• La mise en œuvre :

C’est là que le bât blesse. Disposant d’une réelle liberté pédagogique individuelle, les enseignants, même s’ils font partie de la Fonction publique d’Etat, ne sont, de fait, plus des fonctionnaires régaliens. Les réformes impulsées par le Ministère sont appliquées de façon très aléatoire sur le terrain car elles sont associées à des ministres qui, soucieux de leur postérité, ne prennent pas de temps de construire un consensus national dans la durée. Par ailleurs, notre marasme éducatif est tel que le rythme de ces "réformes de papier" n’est pas suffisant pour identifier et diffuser rapidement les "bonnes pratiques" ;

• Le contrôle (inspection des écoles et des établissements et collation des grades) :

Maître d’œuvre de la politique éducative nationale, empêtré dans son management calamiteux de personnels pléthoriques, l’Etat est forcément tenté d’arranger des résultats dont, finalement, il est le seul responsable dans la mesure où il s’est auto-infligé une obligation de résultats sur les taux de réussite.

Il commence, à peine, à évaluer ses établissements dans les limites d’une liberté pédagogique individuelle qui organise le chaos. Nous sommes encore loin de savoir évaluer l’efficience de ces organisations dont les pilotes, chefs ou cheffes d’établissement, directeurs ou directrices sont entravés par des règles écrites et non écrites qui semblent indépassables.

Entre ces trois fonctions, l’Etat va devoir trancher et ce d’autant s’il fait le choix, judicieux de mon point de vue, d’étendre le périmètre du ministère de l’Education nationale au moins jusqu’au premier cycle universitaire.

S’il semble évident que seul l’Etat a la vision économique et géopolitique suffisante pour continuer d’assumer la fonction "stratégie éducative" (orientations, programmes, attendus etc.), la question reste entière concernant le couple "mise en œuvre" et "contrôle".

Il est de plus en plus manifeste qu’une séparation de ces fonctions s’impose car en ces domaines, l’Etat, et encore moins le ministère, ne peut continuer à être juge et partie. Partie lorsqu’il met en œuvre sa stratégie, juge lorsqu’il en évalue les effets.

Soit l’Etat souhaite conserver la mise en œuvre de sa stratégie et la fonction de contrôle devra être attribuée à une instance totalement indépendante du ministère, à l’image d’une Banque centrale pour la monnaie ; soit il conserve la fonction de contrôle et la mise en œuvre, intégrale, est confiée à des organismes tiers.

C’est déjà le cas pour l’enseignement privé non lucratif sous contrat dont l’Etat reste, néanmoins, employeur des enseignants. Les plus libéraux de nos concitoyens proposeront sans doute des établissements privés lucratifs mais, la déplorable expérience des EHPAD, devrait rendre les éventuels investisseurs très réticents pour s’introduire dans un "marché" qui n’en est pas vraiment un et où la rentabilité ne pourra être obtenue que par "l’optimisation" du service rendu aux citoyens usagers.

Il semble donc peu probable que l’enseignement privé, quel qu’il soit, réussisse à étendre sa participation à cette mise en œuvre au-delà de l’existant.

La technostructure ministérielle, à son habitude, sera tentée, bien sûr, par la déconcentration accrue de l’autonomie des établissements publics. Une autonomie est déjà prévue par les textes depuis plus de trente-cinq ans mais la "Centrale" et les rectorats n’ont eu de cesse de rogner les marges de manœuvre des actuels EPLE**. Par ailleurs, quelle autonomie, quelle innovation attendre d’équipes qui resteraient évaluées, individuellement, par cette technostructure en dehors de toute mesure sur l’efficacité de l’organisation collective locale sur les résultats des élèves ?

Il est temps ici de faire un sort au mythe de "l’autonomie du chef d’établissement", souvent présentée comme une panacée. Aujourd’hui, on lui délèguerait volontiers le recrutement des enseignants. Au vu de la crise du recrutement en cours, on peut penser que cette disposition aurait, d’abord et avant tout, l’intérêt de dédouaner le ministère de sa responsabilité en la matière. À salaire égal, les enseignants compétents et expérimentés préfèreront toujours enseigner à des élèves qui maîtrisent un minimum de codes, à commencer par le respect, plutôt que d’aller affronter l’adversité face à des élèves travaillés par l’idéologie "décoloniale" qui met à mal notre modèle républicain. Enfin, en supposant que cette situation puisse exister, quelques questions restent sans réponse : Lorsque le chef quittera l’établissement, qui recrutera son successeur ? Le nouveau venu sera-t-il tenu de s’inscrire dans les pas de l’ancien ou pourra-t-il, devra-t-il "faire table rase" et "virer" l’équipe de son prédécesseur, dans le cadre d’un "système des dépouilles" à la française ?

La question qui se pose ici est celle de la légitimité du management scolaire.

L’Etat, dès lors qu’il décide d’assumer la mise en œuvre de sa stratégie éducative, est parfaitement légitime pour nommer tous les personnels qui y concourent.

Dans l’enseignement privé sous contrat, la légitimité du manageur procède de l’objet social de la personne morale support, souvent d’obédience catholique, dont il est l’un des rares cadres salariés, les professeurs étant des contractuels de droit public placés sous l’autorité hiérarchique du Recteur ou de la Rectrice.

Mais qu’en serait-il d’établissements "autonomes" ? Comment sera recruté son chef ou sa cheffe ? Sur quel projet ? Basé sur quels indicateurs locaux ? Avec quels objectifs de performance particuliers ? Evalués à l’aide de quels indicateurs ? Dans de tels établissements, la question de la légitimité de la direction serait encore plus aigüe que dans les actuels EPLE où elle fait déjà l’objet de nombreux conflits. Dans ce schéma, où sont les familles et les collectivités territoriales déjà propriétaire des locaux et en charge de la viabilisation, de la restauration, de l’éventuel hébergement et de la quasi-totalité des frais de fonctionnement ?

Restera alors, dans notre République dont l’organisation se devrait d’être, constitutionnellement, décentralisée, les collectivités territoriales qui disposent déjà d’une légitimité démocratique locale. Elles devront avoir la possibilité d’opter pour assumer la maîtrise d’œuvre de la stratégie éducative arrêtée par l’Etat.

Quatre conditions à cela :

• Décentralisation réelle avec pleine autonomie fiscale et budgétaire ;

• Transparence totale dans l’attribution des moyens et notamment d’enseignement pour l’ensemble du système scolaire (ratio unique €/élève) ;

• Transparence totale et explicite des attendus, des modalités d’évaluation et publication de ces résultats pour toutes les écoles et tous les établissements afin que chaque territoire dispose d’indicateurs fiables avant d’opter, ou non, pour la maîtrise d’œuvre autonome ;

• Liberté totale dans la maîtrise d’œuvre, y compris les modalités d’enseignement et l’organisation des équipes.

Pierre ANSELMO, chef d’établissement honoraire

* Les inspections générales devront également évaluer les décalages entre les résultats aux épreuves ou examens certificatifs et les mesures externes des acquis des élèves (par exemple en langues vivantes, ou dans les disciplines faisant l’objet d’une évaluation continue et d’une évaluation ponctuelle) afin de renforcer le pouvoir certificatif des examens." IGEN – IGAEN – Rapport 2018-14 – p. 22

** EPLE : Etablissement public local d’enseignement (collèges et lycées)

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