Quelle marge de manoeuvre pour les enseignants, face aux prescriptions officielles? (thèse)
Paru dans Scolaire le mardi 15 juin 2010.
Que font les enseignants des prescriptions des chefs d'établissements, formateurs et inspecteurs? Se satisfont-ils de l’autonomie de principe que l’institution leur laisse? Cherchent-ils à l’élargir, en jouant, voire en transgressant les règles qui leur sont données? Une thèse interroge l'usage des prescriptions par les enseignants suisses du primaire.
Si une minorité d'enseignants refuse toute prescription pour des raisons identitaires ou de principe, et pour avoir les coudées franches, il n’y a, pour la majorité, "ni rejet de la prescription institutionnelle, ni aspiration à une autonomie formelle totale, mais plutôt refus d’un excès de prescription dans les domaines où le jugement du professionnel est à l’évidence plus sensé qu’une norme abstraite". D'ailleurs, les enseignants adhèrent parfois "au prescrit parce qu’il les rassure" et les protège "face aux demandes très diversifiées des parents".
Les enseignants du primaire sembleraient faire globalement ce qu’on leur demande, "probablement (aussi) parce que, dans l’ensemble, ils sont en accord avec leur école, sans doute aussi parce que l’enseignement n’attire pas en priorité des dissidents ou des contestataires".
L’écart avec les pratiques prescrites résulterait, selon la thèse, d'un désir de l'enseignant de se réaliser, de donner du sens à son travail, de réinventer partiellement son métier pour ne pas s’ennuyer. "Et cela va parfois le pousser à se détacher du prescrit (sauf pour les débutants car le contrôle est plus présent)". La transgression serait favorisée par le fait notamment que l’enseignement paraît "une mission impossible", si les programmes sont vécus peu réalistes par exemple.
L’autonomie réelle dont les enseignants disposent dépendrait aussi des représentations qu'ils se font des risques encourus. "La sociologie de la déviance nous enseigne que ceux qui se conforment strictement aux règles peuvent se sentir très autonomes alors qu’à l’inverse les plus déviants se sentent étroitement contrôlés".
A l'inspection d'établir des "prescriptions intelligentes" qui deviendraient une réelle ressource "si l’enseignant s’en empare car il réalise qu’il ne peut pas faire mieux que ce qui lui est prescrit". La recherche de prescriptions intelligentes serait fondée sur la mutualisation des meilleures pratiques.
Contre certaines attentes, la thèse montre que l'autonomie de l'enseignant serait davantage réduite par les attentes qui émanent plus souvent des parents que des inspecteurs. "Plus fort que les prescriptions: les attentes des élèves, des parents, des collègues, des pouvoirs locaux. Elles peuvent inviter à la transgression. Le plus souvent, c’est l’inverse: elles investissent la zone d’autonomie formelle de l’enseignant, l’empêchant en quelque sorte de s’en servir, en faisant valoir, parfois sans ménagement, des normes de leur cru, dont certaines reprennent un prescrit ancien que l’institution a abandonné voire disqualifié depuis des années ou des décennies…" Les élèves racontent ce qu’ils font, parfois sans intention de nuire, parfois parce que c’est un pouvoir qu’ils exercent sur leurs professeurs. "Certains parents sont constamment aux aguets et mènent une enquête dès qu’il y a suspicion de transgression."
Même si entre enseignants, la norme serait plutôt de ne pas se mêler de ce que font les collègues, sauf si "c’est susceptible de nuire gravement aux élèves où à l’école dans son ensemble", il faudrait "une force hors du commun" pour faire ce qu’on a formellement le droit de faire mais en affrontant la désapprobation des élèves, des parents ou des collègues. "Sans doute ces attentes contribuent-elles davantage que le prescrit à normaliser les pratiques." Le travail d'équipe autoriserait néanmoins les transgressions: "Une équipe, forte de son projet, peut s’autoriser à prendre des distances avec le prescrit institutionnel".
Andreea Capitanescu Benetti,Autonomie professionnelle et rapport au travail prescrit: Les enseignants primaires genevois, étude de cas, Université de Genève, 2010