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Inégalités scolaires : il faut rendre disponibles toutes les ressources des plus favorisés à tous dès le plus jeune âge (Bernard Lahire, 20e UDA du SNUIPP)

Paru dans Scolaire le lundi 25 octobre 2021.

"Les enfants vivent au même moment dans la même société mais pas dans le même monde." C'est ce constat, fait dès l'ouverture de l'ouvrage qu'il a dirigé et qui a été publié en 2019, "Enfances de classe. De l'inégalité parmi les enfants", qui a été au centre de l'intervention de Bernard Lahire, vendredi 22 octobre, à l'occasion de l'ouverture de la 20e université d'automne du SNUIPP, qui s'est déroulée à Port-Leucate les 22 et 23 octobre 2021. S'appuyant sur ces travaux réalisés par un collectif de 17 chercheurs, le professeur de sociologie à l'ENS de Lyon, détaché au CNRS (Centre Max Weber), a cherché à montrer, à travers des exemples d'inégalités sociales frappantes vécues par des enfants de 5 à 6 ans, comment "l'écart abyssal", les "différences considérables selon le degré d'accès à la culture", fabriquent des enfants "radicalement différents quand ils passent plusieurs années dans des conditions différentes" et produisent des inégalités scolaires. Inégalités contre lesquelles il faut, selon lui, agir précocément.

La force et l'originalité de cette étude, a-t-il expliqué, c'est qu'elle ne s'appuie pas sur simplement du travail statistique. Outre mesurer tous les effets des conditions de vie, les auteurs ont aussi "voulu mettre de la chair autour de résultats qu'on connaît depuis longtemps", commente le chercheur, en présentant des études de cas détaillées qu'ils ont réalisées, sur plus de 1200 pages, sur la base d'un matériau important. En effet, cette enquête "inédite" réalisée entre 2014 et 2019 auprès de 35 enfants de 5 à 6 ans en grande section de maternelle issus des trois grandes classes sociales (populaire, moyenne et supérieure) a donné lieu à 3 longs entretiens avec les parents, 1 entretien avec une personne significative de l'entourage, 1 entretien avec l'enseignant (soit 175 entretiens au total), l'observation d'une journée d'école et des exercices langagiers effectués avec les enfants. L'étude porte en outre sur "toutes les formes d'inégalités à cet âge : langagières, culturelles, économiques, de logement, alimentaires, de santé".

Présentation de deux études de cas d'enfants situés l'un et l'autre "à l'autre bout de la société"

Bernard Lahire a volontairement choisi de comparer des études de cas d'enfants (dont les noms ont été modifiés) situés l'un et l'autre "à l'autre bout de la société". Hashem est un enfant, à l'école, au "comportement inapproprié", "indiscipliné voire dangereux pour les autres élèves (il tire les manches, pince, donne des claques, manque d'étrangler un élève...)", école où pourtant il est "très heureux" d'aller car c'est "un grand terrain de jeu". Avec sa mère, qui parle très mal le français, orpheline sri lankaise qui était esclave domestique avant d'arriver en 2008 en France, ils vivent, après plusieurs passages à l'hôtel et dans des hébergements d'urgence, dans 2 chambres de 9 m2 et une cuisine et une douche partagées avec d'autres immigrés et des problèmes de cohabitation. Sa mère n'a pas de voiture, travaille quelques heures, fait beaucoup de bénévolat aux Restos du Cœur et à la Croix Rouge. Hashem demande à ce qu'on lui lise des histoires, sa mère ne peut pas, il n'a pas d'activité de lecture, extra-scolaire, de loisirs, "notion qui n'a pas de sens", et une des grandes sorties du week-end consiste à aller au centre commercial. Outre ne pas avoir "acquis le contrôle attendu par l'école", il "produit des récits lacunaires, a un vocabulaire restreint, flou (il confond bonnet et cartable par exemple) et parfois proche du 'délire'...".

"À l'autre bout", dans le 7e à Paris, dans un appartement très lumineux de 120 m2, vit Valentine, dans une famille de la bourgeoisie d'affaires, avec "un capital social" que n'a pas une famille immigrée. Valentine est "très sage", une enfant "autonome", et c'est l'une des rares enfants qui dit aimer les courgettes... Ses parents, diplômés bac+5, "qui vivaient à ce moment là un chômage 'sans anxiété' étaient jusque là bénéficiaires de salaires au moins équivalents à 6000 euros par mois pour le mère, 7500 pour le père. Leur famille est composée d'un patron d'une grande entreprise, de BTP, d'hôpital, de traders... Toute la famille est au Racing club de France, fait du ski à Méribel, bénéficie d'une jeune fille au pair anglophone qui ne doit parler qu'en anglais aux enfants et qui est changée chaque année pour éviter tout attachement durable. Valentine a trois activités, dont deux avec un professeur à domicile (danse et éveil à la musique), va au théâtre, à l'opéra, visite des musées, voit des expositions..., a déjà fait beaucoup de voyages. Elle n'a pas de télé, consomme des films et des livres "exigeants", est abonnée à des magazines, elle suit les règles bien définies de la maison bien que pas écrites, règles parmi lesquelles il n'y a ni grosse punition, ni grosse récompense. Les enfants ne crient pas, on leur apprend à être raisonnables, il y a beaucoup de livres à la maison et on leur lit chaque soir une histoire. Valentine a fait les exercices langagiers pour l'étude "sans intérêt", mais "sans hésiter". Elle a du vocabulaire, utilise le passé simple parfaitement, ne veut pas écouter deux fois l'histoire pour en faire le récit...

Des "vies augmentées" et des "vies restreintes"

Cette étude de cas illustre bien le fait que dans les classes supérieures, les enjeux scolaires s'installent très tôt. "Les parents recherchent des bonnes situations, des endroits où les enfants apprennent plus vite", un "entre-soi" où s'accélèrent les apprentissages, explique Bernard Lahire. "Ils les mettent dans des sports déjà compétitifs et des activités qui nécessitent des efforts réguliers (la danse, le violon, le piano)." Esprit de compétition qui est aussi donné très tôt à travers les jeux pédagogiques à la maison qui servent même à appréhender les interactions scolaires, en leur faisant lire les consignes par exemple. Quant à la lecture des histoires, elle leur permet aussi dès cet âge d'utiliser l'intertextualité. "En arrivant à l'école à 3 ans, certains ont déjà écouté des centaines d'histoires et d'autres aucune", poursuit le chercheur, "certains sont hyper entraînés et d'autres pas du tout".

Pour lutter contre ces inégalités, estime-t-il, "il faut rendre toutes ces acquisitions, ces ressources les plus communes possibles", une culture gratuite, des transports gratuits..., mais pas en se contentant d'ouvrir des portes, "en allant vers les gens", donc en ayant des "politiques volontaristes". "Nous avons inventé des moyens d'augmenter notre réalité sauf qu'il y a une inégalité profonde d'accès à cette réalité augmentée, aux informations, aux voyages, etc.", regrette le chercheur qui évoque, en opposition à ces "vies augmentées", dont certaines cumulent "tout ce que l'humanité a pu conquérir de mieux", des "vies restreintes". Et cette mise à disposition des ressources pour tous doit intervenir "le plus tôt possible", car l'écart continue de s'accroître ensuite.

Diminution "drastique" des groupes classes à l'école

Bernard Lahire a livré quelques pistes sur ce sujet, comme développer la scolarisation des 2 ans, mener des interventions sous d'autres formes avant l'école, dont pourraient s'emparer les mairies par exemple, à l'instar d'actions que mènent par exemple des associations au Brésil dans les favelas auprès des mères...

Il aussi pour "une diminution drastique" des groupes à l'école, surtout dans les classes populaires. Pour lui, diviser par deux ne suffit pas, il faudrait des groupes de 4 à 5 car "un enfant, pour compenser et être encouragé, a besoin d'un tuteur quasiment en permanence". Celui-ci fait référence à Valentine qui est en permanence dans des activités encadrées, des clubs, des institutions, a du préceptorat pour certainens activités, ce qui est "extrêmement formateur".

Camille Pons

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