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Les neurosciences appelées à la prudence (revue de philosophie de l'éducation)

Paru dans Scolaire le mardi 06 juillet 2021.

"Si la neuro-éducation abandonnait ses prétentions hégémoniques et acceptait de dialoguer avec d’autres disciplines, elle pourrait sans doute apporter sa contribution propre, au sein des sciences de l’éducation, et venir ainsi éclairer, au même titre que d’autres approches, l’action et la réflexion pédagogiques", estime Michel Fabre. Le philosophe cite d'ailleurs Aristote qui opposait "la rationalité de la science au raisonnable de l’action qu’il plaçait sous la vertu de prudence : "L’action de l’enseignant, tout comme celle du médecin ne relève-t-elle pas de cette prudence aristotélicienne ?", demande encore le directeur du CREN (centre de recherche en éducation de Nantes) dans sa contribution au dernier numéro de l' "Annuel de la recherche en philosophie de l'éducation" consacré à "L'éducation (re)saisie par les sciences" et aux enjeux de "l''applicationnisme".

Pour limiter son champ, "parmi les innombrables publications anglo-saxonnes et francophones sur le sujet", l'auteur privilégie les travaux de Stanislas Dehaene (Collège de France, président du Conseil Scientifique de l’Éducation nationale) qui apparaît comme le chef de file des neuro-scientifiques et précise qu' "il ne s’agit pas de condamner (une) approche matérialiste de l’esprit au nom d’une conception spiritualiste" ni "de mettre en doute la légitimité et l’intérêt d’une exploration naturaliste du cerveau humain", mais de "questionner les prétentions de la neuro-éducation à se présenter comme La nouvelle Science susceptible de révolutionner la pédagogie". 

C'est ainsi que les travaux sur la plasticité du cerveau "viennent confirmer ceux de la psychologie du développement" : "Les relations de l’inné et de l’acquis ne doivent pas être pensées en termes additifs, mais en interaction" et il faut penser le cerveau "comme un super-ordinateur connexionniste qui fonctionne selon un algorithme fondamental dit de l’inférence bayésienne". Comme le cerveau fonctionne selon la logique de l’enquête, "l’apprentissage suppose l’engagement actif de l’enfant (...), ce qui semble confirmer l’idée des pédagogies actives, du moins celles qui sont suffisamment structurées (...). La nécessité d’un environnement structuré et d’un guidage par l’enseignant s’impose, ce qui rejoint le consensus pédagogique et didactique sur l’intérêt de l’explicitation et du guidage. Ces résultats généraux offrent un fondement naturaliste au principe d’éducabilité, ce qui n’est pas rien. Toutefois, on ne voit pas trop ce que les neuro-sciences ajoutent à la psychologie de Bruner ou de Vytgovski ou même aux courants de l’école nouvelle qui ont renoncé à la non-directivité."

Et Michel Fabre ironise : "On apprend avec étonnement, comme s’il s’agissait d’une découverte récente, que l’apprentissage de la lecture devrait être motivant, ludique, progressif, adapté au niveau des élèves et dédramatisant l’erreur." Il reconnaît toutefois "l'intérêt de la théorie dite du recyclage neuronal" qui constituerait "la seule véritable nouveauté repérable dans les résultats généraux des neuro-sciences concernant l’éducation dans les écrits de Dehaene (qu'il a) étudiés".

En ce qui concerne la lecture, S. Dehaene avoue que "la connaissance du cerveau ne permet pas de prescrire une unique méthode de lecture" mais proclame qu’il existe désormais "une véritable science de la lecture". Pour lui, "c’est avant tout développer une connexion efficace entre la vision des lettres et le codage des sons du langage", mais "qu’en est-il du désir de lire dont Rousseau et l’école nouvelle faisaient le principal ressort de l’apprentissage ? Il n’est que vaguement évoqué. Pas une fois l’abondante littérature que les sciences de l’éducation ont produite sur la lecture dans ses dimensions psychologiques, sociales, culturelles, n’est citée. D’où une conception très étriquée des apprentissages du code avec une vague évocation de l’environnement culturel nécessaire aux apprentissages."

Le philosophe critique surtout l'évaluation des facteurs ayant un impact sur l’apprentissage fondée sur "des tests standardisés, en aveugle", comme en médecine, sans d'ailleurs tenir compte des évolutions de l'EMB (evidence - based - medicine). "Les résultats s’avèrent très décevants : les enfants des groupes expérimentaux ne progressent guère plus que ceux des groupes témoins (...) et cet échec ne débouche, chez Dehaene sur aucune remise en question (...) Les deux seules causes de l’échec (sont) rapportées au défaut de formation des enseignants d’une part et au caractère local et ponctuel des transformations apportées dans les manières d’enseigner, d’autre part."

Pour Michel Fabre, "le véritable enjeu" de ces recherches, "c’est d’asseoir des politiques scolaires sur des fondements scientifiques (...). Il y a donc (...) une connivence entre le scientisme et le politique, soit la volonté de réformer l’école de manière technocratique." Or "les savoirs scientifiques (issus par exemple de la neuro-biologie) n’ont de chance d’influencer les pratiques que si s’avère pleinement reconnu ce niveau intermédiaire entre science et pratique que constitue la pédagogie".

Dans ce même volume de l'Annuel, Emmanuel Brassat (Cergy-Pontoise) se demande "comment la définition des programmes scolaires et disciplines à enseigner s’infléchit de plus en plus (...) dans le sens normatif d’une programmation des apprentissages (...)." Il s'agirait de "contraindre les acteurs de l’enseignement à se conformer aux hypothèses fonctionnelles du neuroscientifique, à les mettre en application (...). Il y a là comme un basculement de la simple demande usuelle, faite aux acteurs par l’autorité, de rechercher et d’appliquer des procédés pédagogiques efficaces, dans le sens d’une nouvelle doctrine normative, pour ne pas dire idéologie pédagogique." Aucun apprentissage pourtant "ne se limite à la seule application ou reproduction d’une action abstraite ou pratique sans la moindre réflexion ou conception de son sens et des opérations requises. La difficulté pédagogique portant non pas sur la procédure à mettre en œuvre dans l’application, mais sur l’accès à son sens et sur le fait de la choisir pour agir ou opérer."

Roger Monjo (U. Paul Valéry, Montpellier) ajoute : L’éducation est moins un fait ou un ensemble de faits (choses, objets, évènements) qu’une action ou un ensemble d’actions. Les faits sont, en réalité, derniers. Une action c’est d’abord une (des) intention(s), celle(s) que les acteurs eux-mêmes mettent au principe de leur activité". Alain Kerlan (Lyon 2) conclut que "les mécanismes de l’apprentissage, plurifactoriels, ne se réduisent pas à un circuit neuronal particulier". A noter plus particulièrement encore dans ce numéro l'analyse par Jean-Marc Lamarre (Nantes) du travail de Céline Alvarez.

Cette publication fait suite à un colloque organisé à l’Université de Tours, les 13 et 14 juin 2019.

Annuel de la Recherche en Philosophie de l’Education Volume 1 – Janvier 2021, publié par la SOFPHIED

L’éducation (re)saisie par les sciences :l’applicationnisme et ses enjeux", Dossier coordonné par Samuel Renier et Alain Kerlan

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