La méritocratie remise en cause... aux Etats-Unis (Ouvrage)
Paru dans Scolaire, Orientation le jeudi 29 avril 2021.
"Plus qu’une animosité contre les migrants et la délocalisation la plainte populiste porte sur la tyrannie du mérite, et elle est justifiée". Dans son nouveau livre Michael J. Sandel, professeur de philosophie politique à l’université de Harvard, titré "La tyrannie du mérite", propose au lecteur un voyage historique qui va de Calvin à Donald Trump, en passant par Margaret Thatcher, Ronald Reagan, Barak Obama, voire Emmanuel Macron.
Le terme de "méritocratie", rappelle l’auteur, a été inventé par Michael Young, sociologue britannique et membre du Parti travailliste, auteur de l’ouvrage dystopique - il se situe en 2033 - "The Rise of Meritocracy", publié en 1958, à une époque où "le système de classes britannique se disloquait et ouvrait la voie à un système éducatif et professionnel fondé sur le mérite. Cette évolution a permis aux enfants doués issus de la classe ouvrière de développer leurs talents et d’échapper à une vie de travail manuel."
Une face sombre
Michael Young comprend très vite que la méritocratie a aussi "une face sombre" : "Un des problèmes caractéristiques du monde moderne est que certains membres de la méritocratie […] sont tellement impressionnés par leur propre importance qu’ils ont perdu tout empathie pour les gens qu’ils gouvernent." Et Michael J. Sandel d’ajouter : "On ne peut s’empêcher de penser à Hillary Clinton qui, pendant la campagne de 2016, avait noté que la moitié des partisans de Trump étaient une bande de déplorables". Constatant ce "cocktail toxique d’hubris et de ressentiment alimenterait la réaction politique", Young a conclu son livre en prédisant qu’en 2034, "dans une révolte populiste, les classes moins éduquées se soulèveraient contre les élites méritocratiques". Dix-huit ans avant l’élection de Trump.
Professeur à Harvard, Michael J. Sanders a tout le loisir d’observer ces parents parfois prêts à imaginer tous les stratagèmes pour que leurs enfants restent ou rejoignent l’élite méritante. Ainsi, en 2019, certains ont participé à une véritable escroquerie, soudoyant les surveillants des tests d’entrée ou demandant aux entraîneurs sportifs de falsifier les résultats de leurs enfants. On a appelé cette fraude "l’entrée par la porte de côté" qui s’ajoutait à "l’entrée par la porte de derrière", légale celle-là, qui peut avantager les enfants des généreux donateurs. A l’issue de cette course effrénée "il n’est donc pas surprenant que plus des deux tiers des étudiants inscrits dans les universités d’élite viennent des familles les plus riches", souligne l’auteur. "Des parents fortunés qui souhaitent soustraire leur progéniture à la précarité que connaissent les classes moyennes […] L’écart entre les plus riches (10%) et le reste de la population s’est creusé et, dans le même temps la course aux universités prestigieuses est devenue plus vive".
Un verdict de colère
Dans ce système méritocratique, il y a les gagnants et les perdants. Michael J. Sandel affirme notamment que "la contestation populaire n’est pas seulement une marque d’intolérance ou d’insatisfaction économique. Comme le triomphe du Brexit au Royaume - Uni, l’élection de Donald Trump s’apparente à un verdict de colère après des décennies d’augmentation des inégalités ; elle exprime une opposition à une forme de globalisation qui profite aux individus placés en haut de l’échelle sociale."
Face aux écueils d’une méritocratie qui engendre excès d’orgueil et humiliation, l’auteur rappelle qu’il est plus que jamais nécessaire de revoir notre position vis-à-vis du succès et de l’échec. Pour mettre fin à "la machine à trier", Il propose des solutions pour le moins originales. Par exemple, que l’on procède à l’entrée des universités à "un tirage au sort des qualifiés". Selon lui, "cela soulagerait au moins partiellement, le stress des années lycées. Les adolescents qui se destinent à l’enseignement supérieur, ainsi que leurs parents, prendraient conscience que, s’ils doivent prouver leur capacité à valider les cours de niveau universitaires, ils ne sont pas obligés de faire de leur jeunesse une course aux activités afin d’impressionner les comités d’admission".
La dignité du travail
Il suggère par ailleurs de renverser la hiérarchie de l’estime qui confère aux étudiants formés dans les grandes universités un prestige inégalable : "On devrait voir dans l’apprentissage du métier de plombier, d’électricien ou d’hygiéniste dentaire une contribution au bien commun, et non un prix de consolation consenti à ceux qui ne peuvent pas passer les tests standardisés ou payer les frais de scolarité des établissements de la Ivy League". Pour Michael J. Sandel, "l’âge méritocratique a infligé une blessure plus insidieuse aux travailleurs : elle a érodé la dignité du travail. En valorisant les capacités intellectuelles requises pour accéder à l’université, la machine à trier a contribué à déprécier ceux qui ne possèdent pas les diplômes du mérite."
Il faut donc "réaffirmer la dignité du travail" et "concilier nos identités de consommateurs et de producteurs" : "C’est en jouant notre rôle de producteur, et non de consommateur, que nous contribuons au bien commun et sommes reconnus." Mais une telle affirmation n’est pas vraiment compatible avec les affirmations consuméristes d’un Adam Smith ou d’un John Maynard Keynes. Aussi l’auteur fait-il appel à Hegel et à Durkheim qui "ne voyaient pas seulement dans le travail un moyen à des fins de consommation mais une activité socialement intégratrice". La pandémie nous ayant aidés à "réfléchir à l’importance du travail effectué par les employés des magasins d’alimentation, les livreurs, les soignants à domicile et autres travailleurs indispensables mais peu rémunérés".
"La tyrannie du mérite", Michael J. Sandel, Editions Albin Michel, 2021, 22,90€.
Colette Pâris