Archives » Recherches et publications

ToutEduc met à la disposition de tous les internautes certains articles récents, les tribunes, et tous les articles publiés depuis plus d'un an...

Protection de l'enfance : les institutions fabriquent des carrières d'enfants déviantes (ONPE, APEX, rapport de recherche)

Paru dans Petite enfance, Scolaire le dimanche 28 mars 2021.

Les lieux de vie et d'accueil (LVA), structures alternatives d'accueil d'enfants relevant de la protection de l'enfance, constitueraient-elles "une réponse d'accueil durable pour des enfants protégés" ? C'est l'une des conclusions en tout cas d'un rapport de recherche qui visait à documenter ce qui se passe concrètement dans ces LVA, alternatives "privées" aux modes d'accueil de l'ASE (Aide sociale à l'enfance), de type structure sociale ou médico-sociale de petite taille (association, SARL, travailleurs indépendants...), qui assurent un accueil et un accompagnement personnalisés, en petit effectif, "un placement éducatif souvent laissé dans l’ombre, concernant autant les pratiques qui s’y déroulent que les valeurs et les modes d’organisation qui les sous-tendent". Commandé par l'ONPE (Observatoire national de la protection de l’enfance) et réalisée par l'APEX (Association de promotion des expérimentations sociales) en partenariat avec la Fédération nationale des lieux de vie et d'accueil (FNLV) et deux départements (Gironde et Loire-Atlantique), ce rapport, intitulé "Les lieux de vie et d'accueil (LVA). Interroger les marges de l'accueil en protection de l'enfance", bien que fini le 31 mars 2020, n'avait été publié par l'ONPE qu'en fin d'année et soumis le 20 janvier 2021 au portail HAL, l'archive ouverte pluridisciplinaire destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche. Au-delà de cette dimension "une autre place pour 'ceux dont personne ne veut' ", ce sont toutes les dimensions de la "marginalité" des LVA que les chercheurs ont voulu interroger dans le cadre de ce travail : comment elle se situe dans un rapport à une norme, aux cadres dominants, cadres dominants constitués dans ce cas par la protection de l'enfance, et ce, dans plusieurs dimensions, donc celle du public et celle des pratiques.

C'est en effet l'un des constats de ce travail, alors qu'un autre récent rapport critiquait le recours aux hôtels (lire ici) : ces LVA, qui fonctionnent notamment avec une présence permanente au quotidien des accompagnateurs, constituent une forme marginale d'accueil de jeunes qui ne trouvent pas de place dans les autres réponses de protection de l'enfance, des enfants "dont personne ne veut", pour qui, "l'arrivée dans le LVA stoppe ou freine la succession de ruptures et leur permet de réintégrer les calendriers et les territoires de l’enfance".

Des enfants pour lesquels, avant leur arrivée en LVA, l'institution, de protection de l’enfance ou scolaire, a fabriqué une carrière d’enfant déviante

L'enquête vient d'abord confirmer les discours des permanents des LVA et ce qu'avaient relevé les enquêtes établissement de la DREES : hormis quelques exceptions, les enfants et les adolescents placés en LVA ont cumulé un nombre de lieux de placement plus élevé que les autres. Ce premier morcellement constitue "une première forme de maltraitance extra-familiale" parce que ces parcours institutionnels, jusque là marqués par "l'errance" caractérisée par les ruptures d’hébergement répétées (jusqu'à sept lieux avant d’arriver au LVA), "sont autant d’impossibilités d’éprouver l’accueil et de tisser des liens soutenants et durables", observent les auteurs. Et ce "morcellement" se double d'un "morcellement de la scolarité". Ainsi, peut-on lire dans le rapport final, "l'institution, de protection de l'enfance ou scolaire, fabrique une carrière d'enfant déviante : leur métier d’enfant, acteur de sa socialisation, se déroule dans la marge des carrières des autres enfants du même âge". Mais pour la plupart de ces enfants, l'arrivée au LVA constitue "une bifurcation décisive dans leur trajectoire", puisqu'ils y trouvent une certaine stabilité en termes d'accueil et d'hébergement, mais aussi en termes de socialisation : école, activités, relations vont se conjuguer dans un travail du quotidien construisant un emploi du temps tourné vers l'éducatif, dans et hors du curriculum.

Et ce, même si les auteurs du rapport ont identifié deux grands types de modèles dans l’accompagnement socio-éducatif des jeunes accueillis : un modèle à tendance familiale qui fait principalement appel au champ de la famille (à l'expérience de parents ou le modèle reçu de leurs parents) pour guider les accueillants dans leurs actions éducatives, et un modèle à tendance institutionnelle qui, même s'il n’est pas déconnecté du modèle familial, institutionnalise davantage l’accompagnement, sans pour autant le normaliser, à travers les formations et les expériences professionnelles des membres de l'équipe accueillante, les outils de suivi utilisés et la formalisation de davantage d'espaces professionnels à l’intérieur (salle d’entretien, école interne...).

Mais quel que soit le modèle de LVA pris en compte (plutôt familial ou plutôt institutionnel), tous les accueillants accordent une place prépondérante aux rituels de la vie quotidienne (le lever, le coucher et le repas notamment). Ceux-ci remplissent plusieurs fonctions : une fonction structurante ; une fonction sécurisante (la présence constante des accueillants a notamment pour but de donner aux accueillis des repères stables) ; une fonction éducative (où les accueillants profitent de ces temps ritualisés pour transmettre, au minimum, les bases de la vie en société comme les règles de politesse ou l’hygiène par exemple).

Un rapport ambivalent au Département, à la fois ressource et contrainte

Autre grand constat, et c'est un point commun à tous les LVA même lorsque leurs échelles les distinguent (certains lieux ressemblant à des micro-établissements quand d’autres se rapprochent davantage de la famille d'accueil), ils ont un rapport ambivalent au Département, à la fois ressource et contrainte pour leur développement. Les LVA se définissent en effet, depuis leur émergence, comme en marge de l’institution et ce, "dans ses deux acceptions" : d'une part, le rejet de l’institution "comme lieu de dispositifs de pouvoir et d’enfermement", d'autre part son rejet "comme lieu – autrement dit les 'foyers', les MECS (Maisons d'enfants à caractère social)" (critique qui reste vive), alors que se retrouvent dans les LVA "les fondements encore actifs d’un accueil dans un lieu non stigmatisé, 'au vert', où se vit la vie ordinaire et son lot d'expériences en termes de travail, de relations, de coopérations".

Plus encore, notent les auteurs, la critique, quand elle vient des permanents, en particulier ceux qui ont fait l'expérience de l'institution dans leur carrière professionnelle, "ne porte pas seulement sur ce qu'elle fait aux accueillis mais aussi sur ce qu'elle fait aux accueillants". Ainsi, "c'est la pesanteur, la routine, le manque de créativité, bref tout ce qui entre dans l'expression commune de 'lourdeur institutionnelle' qui est repoussé". "Être maître de son projet, l'écrire, choisir comment et avec qui travailler – adultes comme enfants – font partie des enjeux au cœur de l'autonomie revendiquée", résument les chercheurs.

Les expériences des LVA peuvent conduire à plusieurs enseignements pour la protection de l’enfance

Pourtant, ces LVA "se situent aussi dans univers normatifs qu’ils contribuent à nourrir" et "leur autonomie a une dimension instituante, c’est-à-dire productive de règles partagées", observent les auteurs. Parce que "tous entendent (...) leur mission comme consistant à 'former des citoyens', au sens de prendre sa place dans la Cité", "ils misent en priorité, malgré leur ambivalence envers ce qui fait institution, sur l’école et sur la notion de travail" et donc "s’appuient sur des institutions sociales traditionnelles". Ainsi, "les LVA ne sont pas en dehors du système", écrivent encore les auteurs du rapport, mais s’inscrivent dans ses espaces interstitiels. À cette place, ils questionnent l’écosystème avec lequel ils sont en relation pour fonctionner."

Du fait de ce positionnement particulier, les chercheurs notent que, même si "l'entrée en jeu dans le paysage de la protection de l’enfance d’entreprises sociales sous statuts commerciaux ne manque pas d’interroger quant à la possible marchandisation des mesures de placement, parce que les LVA "puisent en fait leurs forces dans des modèles socio-économiques hybrides caractéristiques de l’intersection des champs du travail social et de l’économie sociale et solidaire", leurs initiateurs apparaissent finalement comme "des entrepreneurs alternatifs, mus par un principe de réciprocité, dans le sens où leur aspiration concerne un service d’intérêt collectif et public, et non le gain recherché dans les dynamiques habituelles propres à l’entrepreneuriat". Et les expériences qu'ils mènent "sont ainsi les interfaces qui permettent de jouer sur les différents espaces institutionnels, pouvant conduire, au gré du déplacement des problèmes publics, à plusieurs enseignements pour la protection de l’enfance".

Leur laisser une place dans le système de protection de l’enfance avec un statut dérogatoire

S'ils semblent donc constituer une bonne alternative d'accueil, les auteurs invitent néanmoins à ne pas leur imposer de "norme limitative" et à garantir au LVA "une place dans le système de protection de l’enfance avec un statut dérogatoire". Statut dérogatoire qui leur évite "une trop forte normalisation", mais aussi "une appropriation extensive du modèle" qui pourrait menacer les valeurs des LVA. Parce que cela "reviendrait à imposer des normes sur les modes de vie privés et domestiques des permanents" alors que "la solidité du projet (…) repose sur un engagement de soi particulier, alliant souci de soi et souci des autres" et "viendrait heurter un projet dont l’équilibre est intime et personnel".

L'enquête a concerné six LVA, choisis avec des "différences marquées en termes de statuts, organisations, projets et de trajectoires des permanents", afin de refléter la plus grande diversité d’organisations et de configurations. Leurs habitants, y compris les jeunes accueillis, et les permanents, ont non seulement accepté d'être scrutés au quotidien dans leurs pratiques mais ont aussi hébergé les chercheurs au cours de plusieurs séquences d'immersion (trois fois une semaine dans chacun d'entre eux). Ces observations prolongées sur le terrain ont été complétées d'entretiens semi-directifs menés auprès de plusieurs adultes permanents et jeunes accueillis, et de données de la littérature.

"Les lieux de vie et d’accueil (LVA). Interroger les marges de l’accueil en protection de l’enfance.", Céline Jung, Melaine Cervera, David Mahut, Florence Tardif-Bourgoin, Yana Zdravkova, [Rapport de recherche] APEX. 2020, 186 p. ici

Camille Pons

« Retour


Vous ne connaissez pas ToutEduc ?

Utilisez notre abonnement découverte gratuit et accédez durant 1 mois à toute l'information des professionnels de l'éducation.

Abonnement d'Essai Gratuit →


* Cette offre est sans engagement pour la suite.

S'abonner à ToutEduc

Abonnez-vous pour accéder à l'intégralité des articles et recevoir : La Lettre ToutEduc

Nos formules d'abonnement →