Gestes professionnels des enseignants : et si on prenait en compte l'expertise des élèves ? (Patrick Rayou, Paris 8)
Paru dans Scolaire le jeudi 11 février 2021.
"Faut-il supprimer la forme scolaire ou la co-construire ?", telle est la question que pose le chercheur Patrick Rayou (Paris 8), alors que dans cette période de crise sanitaire et de développement de l'enseignement en distanciel, certains estiment que l'on est en train de sortir de la forme scolaire ou qu'il faudrait la changer. Patrick Rayou penche pour la seconde proposition qui pourrait prendre la forme d'une "articulation des points de vue d'enseignants et d'élèves", à l'aune des résultats d'une recherche qui a permis de recueillir le point de vue des élèves sur les gestes professionnels des enseignants. Le chercheur intervenait, le 8 février 2021, à l'occasion d'un webinaire portant sur l'analyse par des élèves de collège des gestes professionnels de professeurs filmés pour Néop@ss. Ils étaient "mis en position de consultants sur les bonnes façons de faire la classe" et il en ressort "une forme d'expertise" observable notamment, explique le chercheur, dans les "montées en généralités pour analyser les gestes professionnels".
L'étude a été menée avec une quarantaine de collégiens, des élèves franciliens entre 13 et 15 ans "issus de milieux socialement contrastés", à qui l'on avait demandé de visionner deux extraits de deux cours différents (français et maths) faits à une même classe de 3e, puis de donner leurs analyses en entretiens semi-directifs. Ces extraits proviennent de la plateforme en ligne Néopass@ction, qui propose, sous forme de vidéos, des exemples de situations de classe commentés ou analysés par des enseignants débutants, des enseignants expérimentés et des chercheurs.
Savoir maîtriser les élèves ou savoir les émanciper, deux modèles que les élèves sont prêts à accepter pour accéder au savoir
De cette étude ressort d'abord une vision d'une "école idéale", qui serait capable "d'équilibrer justesse et justice". En effet, les élèves se sont prononcés sur la façon dont les enseignants "se comportent avec les élèves" et sur la façon dont "ils font accéder au savoir". Pour sur ce qui leur semble être la bonne posture pour tenir la classe, ressortent deux "modèles", poursuit le chercheur : d'une part, "il faut endiguer les élèves", avec l'idée qu'il faut savoir "montrer son autorité, sanctionner, faire taire les élèves", les "maîtriser", "contenir le groupe-classe" pour que les élèves puissent suivre le cours ; d'autre part, ressort l'idée d' "enrôlement", il faut aider les élèves, aller vers eux, leur donner confiance, savoir les mobiliser, les intéresser pour qu'ils se concentrent et ainsi les engager dans la construction du savoir. Et, autre enseignement de l'enquête, que résumaient Patrick Rayon et la chercheuse Marie-Sylvie Claude (université Grenoble-Alpes) dans un premier article qui avait été publié sur ce sujet en 2018 (le dernier est paru en 2020 dans Recherches en didactique), ils sont tout autant prêts à admettre le modèle de l'enseignant qui "garantit une paix qui permet d'être et de demeurer dans la forme scolaire", que celui qui enrôle les élèves et leur fait accepter d'entrer dans des apprentissages qui exigent davantage d'eux, "pour autant que les enseignants se tiennent à l'un ou à l'autre de façon cohérente".
C'est ce dernier point qui explique la critique unanime d'un cours donné par l'enseignante de français, parce que celle-ci "n'émarge à aucun de ces deux modèles d'endiguement et d'enrôlement". À son égard, constate le chercheur, les élèves "vont très loin dans leur analyse des gestes professionnels" : l'enseignante est derrière "et perd le contact visuel" avec sa classe, "il n'y a rien à marquer au tableau", alors que celui-ci constitue pourtant "un lieu de croisement de beaucoup de préoccupations de la classe", "elle a l'air désespérée". Ce à quoi s'ajoute une critique du contenu du cours, sans intérêt et en deçà des attentes d'élèves de 3ème, alors que des analyses des élèves émerge la nécessité de "captiver l'attention avec des choses nouvelles, intéressantes, compliquées pour avoir un peu de challenge". L'enseignant de maths, en revanche, est perçu comme arrivant "à se faire respecter". Mais c'est surtout sur les moyens d'enrôlement que les deux enseignants leur semblent opposés, la professeure de français ayant "une position un peu supérieure", les "rabaiss[ant]", n'interrogeant pas ceux qui lèvent le doigt, alors qu'ils relèvent chez son collègue de maths son sens de l'aide, lisible en particulier dans sa position accroupie à côté d'un élève et qu'il arrive à faire travailler, élève qui affiche pourtant un caractère "déviant" en cours de français, faisant des gestes grossiers à l'adresse de l'enseignante.
Prendre en compte les perspectives des élèves sur ce qui les fait ou non tenir : un modèle exportable dans la formation des enseignants ?
Si la suite de cette recherche doit entrer davantage dans les cheminements de chaque élève pour se demander notamment s'ils sont ou non en rapport avec leurs caractéristiques socio-scolaires, ce premier résultat, conclut Patrick Rayou, semble montrer que, contraints par la confrontation à des situations connues d'eux ou qu'ils pourraient connaître, les élèves "développent une forme d'expertise pour les analyser". Expertise visible dans la progression de leur raisonnement qui les amène "à élaborer des éléments plus complexes sur ce qui fait tenir la classe" et les fait abandonner progressivement des "positions substantialistes" qu'ils peuvent avoir au départ - peut-être que le cours qui ne fonctionne pas bien est de 4 à 5h l'après-midi, c'est du français, c'est une femme... -, au profit de positions sur les "approches relationnelles". À ce titre, il estime que ce modèle qui prend en compte les perspectives des élèves pourrait être "exporté" dans la formation initiale et continue des enseignants, où sont déjà utilisés des dispositifs d'analyse réflexive et collaborative.
Ce webinaire, "Des dispositifs réflexifs et collaboratifs pour le développement professionnel des enseignants entre prescriptions institutionnelles et auto-formation entre pairs", coordonné par des chercheurs intervenant dans les INSPE (Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation) de Versailles et Poitiers a déjà donné lieu à deux séances en décembre 2020 en janvier 2021. D'autres doivent être programmées entre mars et juin 2021.
Camille Pons